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nement ; poursuivons notre entreprise, eussions-nous contre nous toute l’armée de l’enfer. Si on coupe nos deux bras, saisissons le navire avec les dents, car l’esprit est avec nous. C’est ici qu’il habite ; malheur à ceux qui profanent son sanctuaire ! Restons fidèles à son culte, et si nous sommes d’inutiles martyres, ne soyons pas du moins de lâches déserteurs.

— Vous avez raison, mon père, répondis-je, frappé des paroles qu’il disait. Votre enseignement est celui de la sagesse. Je veux être votre disciple et ne me conduire que d’après vos décisions. Dites-moi ce que je dois faire pour conserver ma force et poursuivre courageusement l’œuvre de mon salut, au milieu des persécutions qu’on me suscite.

— Les subir toutes avec indifférence, répondit-il ; ce sera une tâche facile, si tu considères le peu que vaut l’estime des moines, et la faiblesse de leurs moyens contre nous. Il pourra se faire qu’à la vue d’une victime innocente comme toi, et comme toi maltraitée, tu sentes souvent l’indignation brûler tes entrailles ; mais ton rôle, en ce qui t’est personnel, c’est de sourire, et c’est aussi toute la vengeance que tu dois tirer de leurs vains efforts. En outre, ton insouciance fera tomber leur animosité. Ce qu’ils veulent, c’est te rendre insensible à force de douleur ; sois-le à force de courage ou de raison. Ils sont grossiers ; ils s’y méprendront. Sèche tes larmes, prends un visage sans expression, feins un bon sommeil et un grand appétit, ne demande plus la confession, ne parais plus à l’église, ou feins d’y être morne et froid. Quand ils te verront ainsi, ils n’auront plus peur de toi ; et, cessant de jouer une sale comédie, ils seront indulgens à ton égard, comme l’est un maître paresseux envers un élève inepte. Fais ce que je te dis, et avant trois jours je t’annonce que le prieur te mandera devant lui pour faire sa paix avec toi.

Avant de quitter le père Alexis, je lui parlai du personnage que j’avais rencontré au sortir de l’église, et lui demandai qui il pouvait être. D’abord il m’écouta avec préoccupation, hochant la tête, comme pour dire qu’il ne connaissait et ne se souciait de connaître aucun dignitaire de l’ordre ; mais, à mesure que je lui détaillais les traits et l’habillement de l’inconnu, son œil s’animait, et bientôt il m’accabla de questions précipitées. Le soin minuteux que je mis à y répondre acheva de graver dans ma mémoire le souvenir de celui que je crois voir encore et que je ne verrai plus.

Enfin le père Alexis, saisissant mes mains avec une grande expression de tendresse et de joie, s’écria à plusieurs reprises : — Est-il