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REVUE. — CHRONIQUE.

sultan la pudeur de tendre la main. Cela est si vrai que le principal motif des injonctions faites à Méhémet-Ali par la France et l’Angleterre, il y a deux ou trois mois, pour le maintien du statu quo, fut cet empressement suspect de la Russie à voler au secours de son allié. Vous savez que l’on avait réussi à retarder la déclaration d’indépendance du pacha d’Égypte ; on avait au moins gagné quelque temps, et on s’en félicitait. Depuis, Méhémet-Ali avait lui-même borné ses prétentions ; il les avait réduites à l’hérédité de ses pachalicks dans la personne de son successeur immédiat ; et en attendant l’issue de négociations éventuelles à ce sujet, il ne bougeait pas, il ne changeait rien au statu quo ; il accédait, quoiqu’à regret, aux vœux de l’Europe et la tranquillisait ; deux ou trois notes diplomatiques avaient raffermi la paix ébranlée ; on pouvait monter au Capitole ; et les intrigues de la Russie, en supposant qu’il y en ait eu, étaient déjouées sans qu’elle eût le droit de se plaindre.

Mais je crois pouvoir vous l’affirmer, monsieur, tout est remis en question par le traité de commerce que lord Ponsonby vient de signer avec Reschid-Pacha, si l’on entreprend de le faire exécuter par le pacha d’Égypte ; on l’a trompé, quand on lui a parlé des avantages du statu quo et de la nécessité de le respecter, car on le violerait alors à son préjudice, et on donnerait raison par là même à tout ce que le pacha tenterait pour accomplir son premier projet. En conscience, il est dégagé de sa parole. Eh bien ! les conséquences de cet acte étant telles que je vous le dis, comment penser que la Russie n’ait pas eu quelque part à ce qui semblerait d’abord un triomphe de l’influence contraire à la sienne ? Effectivement, ou Méhémet-Ali, menacé dans son existence, à moins de déclarations qui le rassurent, recommencera à parler d’indépendance et peut-être éclatera enfin, ce qui permettra aussitôt à la Russie de protéger son allié ; ou Méhémet-Ali, effrayé par la coalition de l’Europe entière contre lui, faiblira et cédera, ce qui convient également à la Russie ; ou enfin l’Angleterre et la France feront entendre au vice-roi qu’elles n’exigeront point de lui l’abolition des monopoles dans les pays qu’il gouverne. Mais alors la Russie aura une belle occasion de faire valoir à Constantinople son attachement aux intérêts du sultan, par opposition à la tiédeur des deux autres puissances, et comme elle pourra réclamer aussi le bénéfice du traité, elle tiendra de cette manière le vice-roi en échec et sera devenue plus que jamais l’arbitre de la paix ou de la guerre en Orient. Avant d’aller plus loin, je conclus de tout ceci qu’il serait juste et sage de proclamer, dès à présent, que le nouveau traité de commerce ne pourra être interprété de manière à changer la position actuelle de Méhémet-Ali et à porter atteinte au statu quo solennellement garanti par l’Europe, tant contre les ressentimens de Mahmoud que contre l’ambition de son vassal.

Je ne sais pas encore comment l’Angleterre et la France envisagent la question dont je m’occupe ici. Mais, à vous dire vrai, je crains la politique si exclusivement mercantile de la première, et je suis frappé de ce fait, qu’après une négociation commune, lord Ponsonby a signé seul le traité, tandis que l’amiral Roussin demandait des instructions à Paris. J’ai remarqué, en outre,