Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/124

Cette page a été validée par deux contributeurs.
120
REVUE DES DEUX MONDES.

doutais pas, ivrogne sublime, quand tu rêvais la nuit dans ta cave de Berlin, que ces fantômes de ton cerveau entraîneraient un jour à leur suite toute une génération de jeunes hommes égarés, ou plutôt tu le pressentais et riais d’avance de la bonne aventure, je suppose ; car je n’ai jamais cru, pour ma part, à ce masque de candeur épanouie dont tu couvres par momens l’ironie de ta face diabolique. N’importe, ces créations merveilleuses sont venues jusqu’à nous, environnées de leur vaporeuse atmosphère ; nous les avons aimées, et plusieurs ont vécu dans leur commerce au point de se laisser prendre par elles le sentiment de la réalité ; car il en est ainsi, il faut tôt ou tard que les créations du génie s’émancipent, qu’elles prennent part à notre vie ; il faut que leur action s’exerce sur nos études et nos travaux, heureuse ou funeste : funeste, surtout quand le poète leur a mis au cœur, comme Hoffmann, des passions extravagantes, bizarres, ridicules peut-être, mais d’un ridicule douteux, à facettes, qui égaie les uns, et transporte les autres jusqu’à l’enthousiasme, plus encore jusqu’à l’imitation. Je vous laisse à penser quels ravages doivent faire de pareils modèles, lorsqu’il leur arrive de tomber au milieu de l’effervescence des esprits émus par toutes sortes de prédications, où l’art emprunte aux dogmes religieux le mysticisme de ses formules. Avec Molière, au moins, ces conséquences-là ne sont point à craindre ; quand Molière se prend à un ridicule, il l’attaque de front, et le fait tellement hérissé de toutes parts, que la sympathie la plus ingénieuse ne saurait où se prendre. Molière produit son œuvre au grand jour, afin qu’on ne puisse s’abuser sur le moindre détail ; que tout, jusqu’à l’expression, soit net, précis, franchement accusé ; que le rire enfin soit le rire. Hoffmann, au contraire, peint des sentimens vagues, indéterminés, multiples, où chacun peut voir ce qu’il cherche. Vous trouvez ce personnage grotesque, avec ses longs cheveux blonds qui flottent sur ses épaules, son œil humide et bleu, sa pâleur exagérée, ses membres grêles ; moi, je l’aime ainsi fait, et ne vois dans la pâleur de son visage et la mélancolie de son regard que les signes de la flamme intérieure qui le dévore, que la marque de son élection entre les hommes. Au fond, nous avons raison l’un et l’autre, grâce au crépuscule où nous sommes. Quand Molière traite certains ridicules, il les arrange de façon à vous en ôter l’envie ; Hoffmann, au contraire, les idéalise et ne manque jamais de trouver en eux je ne sais quelles échappées lumineuses où se précipitent les cerveaux exaltés. ; Molière fait des hommes, Hoffmann des dupes.

Il est temps, aujourd’hui, que M. Berlioz y songe, et renonce à vouloir escalader malgré Minerve les âpres cimes du génie. On ne