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REVUE DES DEUX MONDES.

Un certain choix de mots tient un jour en extase,
Qui s’enivrent de vers comme d’autres de vin,
Et qui ne trouvent pas que l’art soit creux et vain ;
D’autres seront épris de la beauté du monde,
Et du rayonnement de la lumière blonde ;
Ils resteront des mois assis devant des fleurs,
Tâchant de s’imprégner de leurs vives couleurs ;
................
Un reflet qui miroite, une flamme qui flambe,
Il ne leur faut pas plus pour les faire contens.
Qu’importent à ceux-là les affaires du temps
Et le grave souci des choses politiques ?
Quand ils ont vu quels plis font vos blanches tuniques
Et comment sont coupés vos cheveux blonds ou bruns,
Que leur font vos discours, magnanimes tribuns !
Vos discours sont très beaux, mais j’aime mieux des roses.
Les antiques Vénus, aux gracieuses poses,
Que l’on voit, étalant leur sainte nudité,
Réaliser en marbre un rêve de beauté,
Ont plus fait, à mon sens, pour le bonheur du monde,
Que tous ces vains travaux où votre orgueil se fonde ;
Restez assis plutôt que de perdre vos pas.
Le lis ne file pas et ne travaille pas ;
Il lui suffit d’avoir la blancheur éclatante,
Il jette son parfum et cela le contente.
Dans sa coupe il réserve aux voyageurs du ciel,
Une perle de pluie, une goutte de miel,
Et la sylphide, au bal d’Obéron invitée,
Se taille dans sa feuille une robe argentée.
Qui de vous osera lui dire : paresseux !…

On aurait aussi à louer chez M. Gautier quelques heureuses innovations métriques, par exemple l’importation de la terza rima, de ce rhythme de la Divine Comédie qui n’avait pas reparu dans notre poésie depuis le XVIe siècle, et qui a droit d’y figurer par son caractère gravement approprié, surtout quand il s’agit de sujets toscans. — Tout à côté, on peut admirer à la loupe une fine miniature chinoise sur porcelaine de Japon. L’auteur est maître en ces jeux de forme et de contraste.

Et toutefois, de même qu’après la lecture de quelque poème humanitaire un peu vague, je me hâterai de reprendre Pétrarque, c’est-à-dire la goutte de cristal et la perle de l’art, qu’il me soit permis, après ces poésies à mille facettes et comme taillées dans le corail, de m’en revenir, tout altéré, au bon La Fontaine, à cette source naïve et courante qui s’oublie parfois, mais qui ne s’incruste jamais.


Sainte-Beuve.