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mages) ininterrompue et peinte en mille tons, de smalt, d’outremer, que sais-je encore ; diaprée, striée, moirée, nacrée en mille façons : c’est quelquefois un beau cristal ; s’il n’y avait qu’une ou deux places bien prises, ce pourrait paraître un diamant ; mais, à la longue, cela fait trop l’effet d’une verroterie.

Dans une petite pièce intitulée l’Hippopotame, le poète nous retrace le terrible habitant des marais défiant paisiblement, grâce à sa cuirasse épaisse, les boas, les tigres, et les balles des Indous ; il ajoute :

Je suis comme l’hippopotame ;
De ma conviction couvert,
Forte armure que rien n’entame,
Je vais sans peur dans le désert.

Mais cette conviction si entière rend le style trop conforme à elle-même. Le style dans ce procédé constant, si par bonheur on n’y dérogeait quelquefois, n’aurait plus rien de la souplesse naturelle et du libre mouvement de la vie ; il ne serait plus qu’un vernis, qu’un émail, qu’une écaille universelle.

Il nous est arrivé à nous-même (je n’ai garde de l’oublier), en parlant de certaine beauté, d’oser dire qu’elle avait l’épaule nacrée. Hélas ! cette épaule nacrée a bien gagné depuis ; la voilà qui a envahi tout le corps. Quand le cœur bat désormais, c’est grand hasard, à travers cette raideur brillante de l’enveloppe continue, qu’on le voie tout naturellement palpiter.

Je m’arrête à préciser le procédé, parce que là se rencontrent, sur une limite indécise, à la fois l’originalité louable et l’excès inadmissible du talent de M. Théophile Gautier. Certes, s’il n’avait fait que traduire en vers, comme il y a si bien réussi en général, le beau tableau du Triomphe de Pétrarque de M. Louis Boulanger, ou l’étrange et admirable Melancholia d’Albert Durer ; s’il n’avait pas commis tout à l’entour trop d’énormités pittoresques (comme sa Bataille du Thermodon), il aurait pu ajouter quelque chose pour sa part à la faculté d’expression de notre langue poétique ; il aurait pu arriver, à force de discrétion dans l’audace, à reculer d’une ligne ou de deux la bordure de ce grand cadre presque inflexible. Mais le ménagement a manqué ; l’innovation, par momens, est allée jusqu’à la gageure ; il semble que le poète se soit amusé à outrer les coups. On n’est pas gagné à sa forme ; on ne sait plus s’il y a lieu le moins du monde d’être touché du fond.

Je ne suis pas devenu, grace à Dieu, de ceux qui disent qu’une barrière dorénavant ferme l’arène et qu’il faut s’arrêter ! S’il y a une loi générale selon laquelle les littératures et les poésies, arrivées à un certain point de perfection et de maturité, dépérissent en se raffinant, il y a toujours moyen, pour les individus d’élite, de faire exception, et c’est surtout l’exception qui compte dans les arts. Depuis quelque temps, on établit en poésie un grand chemin à pente inévitable de Virgile à Lucain et de Lucain à Claudien. C’est là, j’ose le dire, un pont-aux-ânes un peu trop commun et trop simple ; je demande la permission de n’y point passer. Les poètes savent les sentiers par