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ASCENSION AU VIGNEMALE.

ferré, et marchant avec toute la prudence que devait lui inspirer mon accident. Cependant, malgré ses précautions, il n’avait pas fait trois pas, qu’il glissa, entraînant son guide avec lui. Leurs efforts pour s’arrêter furent inutiles ; en vain ils enfoncèrent leurs bâtons, je les vis tous les deux lancés ensemble sur la terrible pente. Baptiste se jeta en travers, et, plongeant les trois quarts de son bâton dans la neige, il alla à vingt pas de là les attendre, se raidissant sur cet appui et sur ses deux pieds, qui semblaient avoir pris racine dans le glacier… Le bâton se brisa, mais Baptiste, renversé, eut le bonheur de pouvoir se cramponner encore au tronçon qu’il serrait entre ses mains. Qu’on juge de mon anxiété ! je voyais cette course rapide s’accélérer à chaque instant ; Edgar et son guide descendaient toujours ensemble !… Enfin, le groupe allait se briser sur une saillie de roc effrayante, quand Vincent se précipita avec intrépidité au devant d’eux, enfonçant par un coup désespéré sa hache toute entière dans la neige… Il les attend, il les regarde… Je retiens mon haleine… Grâce à Dieu ! malgré l’impétuosité du choc, malgré la force de la commotion, il eut la vigueur de résister et de les arrêter sur le bord de l’abîme !… Mais c’est qu’aussi Vincent est un intrépide chasseur, au coup d’œil de vautour, aux épaules d’Hercule ! Que d’émotions en quelques secondes !

Cet épisode de notre journée jeta une teinte sérieuse sur nos succès, et la descente s’effectua sans nouveaux malheurs, mais non pas avec la gaieté du début. Avant de reprendre notre route sur le malencontreux glacier, nous suivîmes le rocher le plus long-temps possible, et ne nous hasardâmes sur la neige qu’avec de grandes précautions, et quand la pente nous sembla plus praticable.

Les pas que nous avions franchis en montant avec toute l’énergie de l’espérance, nous semblèrent bien autrement difficiles en descendant ; mais aussi nos pieds étaient déchirés, et tout notre corps couvert de contusions, après douze heures de marche. Il faisait nuit obscure quand nous arrivâmes à la vallée de Serbigliana, à l’endroit où nous avions laissé nos chevaux. Le ciel étant trop sombre pour que nous pussions reprendre notre marche, il fallut nous résoudre à passer la nuit sans feu ; le temps heureusement était magnifique, et nous ne souffrîmes pas beaucoup du froid.

Le reste de notre voyage se termina sans évènemens, et nous étions de retour à Luz le lendemain dans la journée.

L’accident de Bernard n’a pas eu de suites.


Le Prince de la Moskowa.


Luz, 2 septembre 1838.