Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 15.djvu/828

Cette page a été validée par deux contributeurs.
824
REVUE DES DEUX MONDES.

J’attaquai le glacier un des premiers, et dans la partie supérieure qui est la plus rapide. Nous étions tous meurtris par les rochers, et nous comptions nous reposer en nous laissant aller sur la neige. Nous avions remis nos crampons, et nous nous promettions beaucoup de plaisir sur ces espèces de montagnes russes ; je faisais peu d’attention à moi, n’imaginant pas que l’inclinaison fût assez rapide pour présenter quelque danger. Ainsi, aux premiers pas, je fus culbuté, mais je me retins cette fois à la ceinture de mon guide, toujours de la meilleure humeur du monde. Cependant, mon crampon ayant tourné, je perdis de nouveau l’équilibre et je lâchai prise ; alors je commençai à descendre en glissant sur le dos. Je n’avais malheureusement pas de bâton, et je m’aperçus à l’instant, à la rapidité de mon allure qui croissait à chaque seconde d’une manière effrayante, et surtout aux cris que j’entendais pousser autour de moi, que je courais un grand danger ; mes crampons n’avaient pas le temps de mordre sur la neige, que mes mains ne pouvaient entamer. J’étais lancé comme une fusée sur un plan de soixante-quinze degrés que nous avions mis deux heures à monter, et d’un train tel qu’il était impossible que je ne perdisse pas la respiration, si cela continuait. Je pensais en frémissant aux rochers inférieurs ; cependant, je ne perdis pas la tête, et je parvins à me tenir sur le dos. Sur ces entrefaites, Bernard Guillembert s’était élancé au-devant de moi pour essayer de me retenir : ayant enfoncé son bâton et ses crampons dans la neige, il m’attendait à une trentaine de pieds d’un petit promontoire formé par des débris de rochers qui s’avançaient sur le glacier. Je me dirigeai de mon mieux vers lui, et j’eus le bonheur de l’atteindre. Le choc fut si fort, que je le renversai ; mais la déviation produite par sa rencontre me permit alors d’arriver sur les pierres, et me sauva ; car, après y avoir encore glissé quelque temps, je m’arrêtai contre un quartier de rocher vers lequel j’étendais les pieds. Le coup fut violent, comme on pense ; néanmoins, à l’exception d’une forte contusion au talon et d’un peu d’étourdissement, je n’éprouvai aucun mal, et pus me relever presque aussitôt. Je criai à mon pauvre frère qui était, comme on doit bien penser, dans une inquiétude mortelle : Je n’ai rien ! je ne suis pas blessé ! Bernard était auprès de moi tout couvert de sang, le bras presque démis ; en se plaçant devant moi pour m’arrêter, il n’avait pas assez solidement pris son point d’appui : je l’avais comme foudroyé par la violence de mon choc, et le pauvre diable avait roulé sur les pierres la tête la première.

Edgar commençait à descendre alors un peu plus à gauche, s’appuyant d’une main sur l’épaule de Cantouz, de l’autre sur son bâton