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tout dans la partie supérieure du glacier dont la croûte est si dure et la pente si raide. Grâce à nos bâtons ferrés et à nos crampons, ce trajet s’acheva sans accident, et nous ne revînmes sur le rocher qu’au moment où la glace, par l’angle de son inclinaison, nous sembla tout-à-fait inabordable. Nous avions marché sur la neige plus de deux heures un quart. Il est vrai qu’obligés de piocher continuellement, nos hommes étaient fatigués, et ne cheminaient que lentement. J’ai appris depuis, à mes dépens, que nous avions bien fait de nous donner le temps de prendre pied, et de n’avancer qu’avec circonspection. Il fallut, pour sortir de la neige, sauter une crevasse assez profonde, car le glacier n’adhère point exactement au rocher à cause de sa chaleur qui fait fondre la glace ; mais ce passage s’effectua sans difficulté. Je remarquai dans ce lieu avec surprise quelques mouches sur la neige : je sais que Ramond en a signalé au Mont-Perdu ; elles étaient fort vivaces ; j’ignore comment elles peuvent vivre dans ces parages.

Déjà la respiration devenait plus difficile, le pouls augmentait de vitesse, et, tout en nous sentant vigoureux et légers, nous étions obligés de reprendre souvent haleine. Le calcaire primitif est la base unique du rocher que nous avions à gravir ; je n’y ai rien trouvé qui ressemblât au granit, et le Vignemale est, à coup sûr, de première formation, comme le Marboré et le Mont-Perdu, auxquels d’ailleurs il ne le cède en hauteur que de quelques mètres. Il y a, dans la teinte du rocher à ces hauteurs, dans la forme de ses contours, dans le dessin de ses anfractuosités, quelque chose de grandiose, de majestueux, qui frappe la vue ; les crêtes sont plus heurtées, plus confuses ; mais il est impossible de ne pas reconnaître partout les effets d’une cristallisation primitive qui, quoique souvent interrompue, ne se signale pas moins à chaque instant par la régularité des pans ou faces suivant lesquels la pierre se débite. Les nuances de tous les objets empruntent ici à un ciel presque noir des reflets singuliers. Tout porte un cachet particulier ; il n’est pas jusqu’au bruit de nos pas qui ne se fît entendre avec plus de netteté.

Quand la fatigue commence, il y a quelque chose de machinal dans les efforts qu’on fait pour avancer, et l’on parcourt de grands espaces, sans presque s’en rendre compte. La similitude des objets, jointe à une tendance à l’assoupissement qui nous importunait quelquefois, répandait beaucoup de monotonie sur notre marche assez rude d’ailleurs, car nous ne nous élevions plus qu’à l’aide des pieds et des mains ; il fallut pourtant nous réveiller à la vue du précipice qui domine à l’est le port de Panticous. J’avoue que je n’ai jamais rien