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ASCENSION AU VIGNEMALE.

dernier arbuste qu’on trouve dans ces montagnes, et après lequel il faut dire adieu à toute végétation.

Nous fîmes donc un détour à gauche, et redescendîmes dans une petite vallée au pied du Cardal, où paissaient des troupeaux espagnols, sous la garde de deux bergers, qui nous frappèrent aussitôt par leur mine et leur costume. Il était impossible de réunir plus de couleur locale. Ces deux grands gaillards bien pris avaient le costume du paysan aragonais ; leur face bronzée était ombragée du large sombrero, et à chaque parole ils nous faisaient voir des rangées de dents blanches comme le lait de leurs chèvres. Du reste, ils tricotaient tous les deux des bas pour leur usage particulier.

La conversation fut bientôt établie entre nous, car il est impossible de courir un peu les Pyrénées sans retenir quelques mots de castillan (en Espagne, comme on sait, on ne parle pas espagnol, mais castillan). Nous leur fîmes les questions d’usage, et, disposés sans doute en notre faveur par le traité de la quadruple alliance, ils nous offrirent de fort bonne grâce leurs services. Je les employai avec trois des nôtres à aller chercher du bois en leur recommandant d’en apporter tant qu’ils pourraient. C’était là le point essentiel, car l’eau ne pouvait nous manquer. Nous eûmes bientôt trouvé un emplacement pour passer la nuit, sur le bord d’un joli gave auprès duquel nous fîmes halte. Les chevaux dessellés furent abandonnés à eux-mêmes ; on tira du bât les couvertures et les provisions.

La fraîcheur de la soirée me mit dans l’obligation de rendre hommage à la prudence d’un frère qui avait dans sa sollicitude muni nos paniers de dix bouteilles de vin de Bordeaux et de trois bouteilles de vieux rum. On étendit à terre la paille et le foin des paniers ; chacun prépara son lit. Nous nous couvrîmes, Edgar et moi, de vêtemens plus chauds. Cette opération se borna pour nos guides à passer les manches de leurs vestes brunes qu’ils portaient suspendues sur l’épaule ; mais la perspective du bon feu qui les attendait me fit considérer avec moins de remords les couvertures et les burnous dont notre domestique avait fait à mon frère et à moi le lit le plus comfortable. Bientôt apparut sur la montagne la corvée du bois ; nos hommes pliaient sous leur charge ; nous les vîmes avec joie déposer à nos pieds une énorme pile de fagots. Le feu le plus pétillant, la flamme la plus odorante et la plus vive ne tardèrent pas à réjouir notre vue, et nous nous groupâmes gaiement autour du foyer, tandis que la nuit tirait insensiblement son noir rideau sur le Vignemale, et semblait nous dire : « À demain les affaires sérieuses. »