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être remis en marche, en nous élevant du côté du Port, nous arrivions dans des solitudes que n’animaient plus ni le son grave de la cloche des brebis, ni la voix plus mâle encore de leurs gardiens fidèles. Ces chiens énormes semblaient ne signaler notre passage par leurs aboiemens pleins d’intelligence que pour prendre acte de notre arrivée : il n’y avait aucune hostilité dans leurs protestations. Insensiblement les bruits de la vallée se perdaient dans la vapeur, et nous nous en éloignions, gravissant lentement des côtes de plus en plus rapides. Nous mettions pied à terre de temps en temps, quand nous sentions que nos montures ne pouvaient plus tenir sur ces pentes glissantes, et cela arrivait souvent dans des herbages brûlés par un soleil qui, depuis deux mois, ne s’était pas voilé un jour. Il faut le dire aussi, ces pauvres bêtes, sur le gazon ou sur la pierre, n’avaient dans leur démarche rien de ce qui inspire à un cavalier une sécurité complète. Si nous cheminions dans les prairies, ce n’étaient que glissades ; c’était bien pis encore sur les schistes brisés, ou au milieu des cailloux roulans. Là, nous ne pouvions faire dix pas sans entendre ce bruit du cheval qui va s’abattre, et ne se retient sur ses jambes qu’avec d’immenses efforts et au grand préjudice de sa chaussure dont le fer jaillit en étincelles. Ce bruit a quelque chose d’inquiétant d’abord, mais on finit par s’y faire, car c’est là en quelque sorte une allure particulière aux chevaux des Pyrénées.

Pour nous donner du courage, les rayons de l’occident doraient alors de la manière la plus coquette ces belles neiges éternelles, objets de nos vœux ; rien ne cachait plus le Vignemale à nos regards, et s’il avait été abordable du côté de la France, il semblait assez rapproché pour que nous pussions y arriver ce jour-là avant souper. Il n’en était pas ainsi à beaucoup près, et, cette fois, à en croire Cantouz, le plus court chemin n’était pas le meilleur. Comme il nous restait encore une forte journée de marche pour le lendemain, afin de nous rapprocher de notre base d’opérations qui devait être le point où nous laisserions les chevaux, nous résolûmes de coucher le plus près possible du Plan d’Aube : c’est le nom du port qui conduit à la vallée de Serbigliana.

Cependant, après avoir continué de marcher quelque temps dans cette direction, comme le soir approchait, il fallut, sur l’avis de nos guides, changer un peu de route, afin de trouver un emplacement convenable pour notre bivouac. En effet, pour passer la nuit dans des régions aussi élevées, il faut faire du feu, et il eût été imprudent de nous éloigner trop des lieux où croissait encore le rhododendron,