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ÉTABLISSEMENS RUSSES DANS L’ASIE OCCIDENTALE.

Kourdes, etc. : les uns parcourant les plaines avec leurs troupeaux, les autres habitant les montagnes, et aussi enclins au brigandage que les montagnards indépendans ; les autres, en petit nombre, exerçant une agriculture encore dans l’enfance, ou faisant un chétif commerce ; tous détestant leurs maîtres chrétiens, comme il convient à de fidèles disciples de Mahomet, et ne cessant d’espérer leur délivrance tant qu’il reste au monde un sultan, un chah, un prétendant quelconque à la succession du prophète ! Quant à ceux-là, nous ne voyons pas trop comment la Russie se les assimilerait, comment elle s’y prendrait pour leur inoculer les mœurs russes, les sentimens russes, l’esprit russe, pour les intéresser à sa grandeur et à sa gloire. Jusqu’ici elle les laisse se gouverner à peu près à leur manière, suivre leurs lois ou plutôt leurs coutumes, obéir à des chefs choisis parmi eux, et elle fait bien d’en agir ainsi ; mais il n’en est pas moins vrai que des sujets de cette espèce n’augmentent pas beaucoup la force d’un empire. Or, ses conquêtes au midi ne lui en donneront jamais d’autres.

Beaucoup de personnes, en Russie, savent tout cela ; mais il n’en faut pas moins aller en avant : c’est une affaire d’honneur et d’amour-propre national dans laquelle on ne peut pas reculer, quelque nuls que soient les bénéfices, quelque grandes que soient les pertes. Puis le gouvernement russe vise beaucoup à l’effet, et ses pas gigantesques en Orient contribuent à donner à l’Europe une haute idée de sa puissance. Peut-être qu’en repassant le Caucase, il accroîtrait ses forces par la concentration, mais il détruirait par là dans les esprits une certaine admiration mêlée de crainte, qui est aussi une force et qui chatouille trop doucement son orgueil pour qu’il consente jamais à y renoncer. Il en résulte qu’il continuera vraisemblablement d’étendre ses frontières aux dépens de la Turquie et de la Perse, non par des attaques soudaines et de brusques invasions, mais en attendant les occasions avec cette patiente habileté qui lui est propre. Un roi de Sardaigne, dans le dernier siècle, ayant ajouté le Novarais à ses possessions, disait que la politique de la maison de Savoie devait être de manger le Milanais comme un artichaut, feuille à feuille. C’est ainsi que le cabinet de Saint-Pétersbourg s’y prendra vis-à-vis de ses voisins du midi ; mais, sans parler des difficultés imprévues qui peuvent se présenter et du réveil possible du vieux lion mahométan dont les dernières convulsions peuvent être terribles, nous avons vu que tous ces agrandissemens en Asie ont plus de brillant que d’utilité réelle, et que ceux de la Russie pourraient s’étendre encore bien