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grandi, cette race a élevé plus haut ses prétentions et ses espérances. Or, il faut savoir qu’il y a en Europe un nombre effrayant de Slaves, outre ceux qui obéissent à l’empereur de Russie. Dès qu’on a franchi l’Elbe, la plupart des noms de lieux annoncent qu’on a quitté la terre germanique : la population allemande, nombreuse encore jusqu’à l’Oder, va toujours en diminuant quand on a passé ce fleuve. Dans la Silésie, la Prusse orientale, le duché de Posen, qui forment au moins le tiers des états prussiens, le fond de la population est slave. Dans l’empire d’Autriche, cette race occupe la Bohême, la Moravie, la Gallicie, une partie de la Hongrie, et toutes les provinces illyriennes ; dans les états du sultan, tous les pays situés au nord de la chaîne des Balkans et sur la côte de l’Adriatique. Tous ces Slaves sont restés séparés par leur idiome et leurs mœurs des peuples qui les ont soumis, et ils semblent aujourd’hui sortir de leur longue apathie. Les plus civilisés d’entre eux se plaisent à remettre en honneur la langue et la littérature nationales, et recherchent avec amour les antiques traditions et les vieux chants poétiques de leurs ancêtres. Tous détestent les étrangers dont ils portent le joug depuis des siècles, et se prennent à espérer que leur délivrance est proche. Leurs yeux sont constamment tournés vers la Russie : son souverain est pour eux, surtout pour ceux qui professent la religion grecque, une espèce de calife qui doit quelque jour réunir leur race dispersée et la mener à la conquête du monde. Tous ceux qui ont voyagé dans l’orient de l’Europe savent combien est marqué ce réveil du sentiment de nationalité parmi eux. Les gouvernemens prussien et autrichien y sont attentifs, et ce n’est pas un de leurs moindres motifs pour ménager le cabinet de Saint-Pétersbourg et trembler devant lui. La Pologne était un obstacle à cette grande réunion des Slaves sous un chef ; mais la querelle entre elle et la Russie était celle de deux frères qui se disputent un trône, assueta fratribus odia, dirait Tacite. Aujourd’hui le moins généreux et le plus habile a triomphé ; mais c’est quand Romulus eut tué Remus que l’unité de la cité romaine fut possible et que le monde fut menacé. Aujourd’hui la Russie travaille à absorber la nationalité polonaise dans une vaste unité slave dont elle serait la tête ; et, comme son machiavélisme ne recule devant aucun moyen, comme d’ailleurs il y a assez d’affinités pour neutraliser à la longue les antipathies, il est à craindre qu’elle n’y parvienne. Alors tous les Slaves pourront être appelés à prendre leur revanche contre leurs anciens dominateurs ; alors l’Europe teutonique et romaine pourra se préparer au combat ; et malheur à elle si, perdue dans de vaines