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DU THÉÂTRE CHINOIS.

orphelin est maintenant âgé de vingt ans. S’il ne peut pas venger la mort de son père et de sa mère, à quoi est-il bon ? »

Il récite des vers :

« Il est doué d’une haute stature, et son visage respire une majesté imposante. Il brille dans les lettres, il excelle dans l’art de la guerre ; qu’attend-il pour agir ?… Toute sa famille a été exterminée, sans distinction de rang. Sa mère s’est pendue dans son palais isolé, et son père s’est poignardé lui-même sur la place d’exécution. Cependant ces mortelles injures ne sont pas encore vengées. C’est en vain que le fils passe dans le monde pour un héros. »

TCHING-PEl (c’est le nom que porte l’orphelin).

Vous me parlez depuis long-temps, et cependant votre fils est encore comme un homme qui sommeille ou qui rêve. En vérité, je ne comprends rien à tout ce récit.

TCHING-ING.

Quoi ! vous ne comprenez pas encore ? Écoutez ! l’homme vêtu de rouge est l’infâme ministre Tou-an-kou. Tchao-so est votre père, et la princesse est votre mère.

Il récite des vers :

« Je vous ai raconté de point en point cette lugubre histoire. Si vous ne la comprenez pas encore tout entière, eh bien ! je suis le vieux Tching-ing, qui ai sacrifié mon fils pour sauver l’orphelin, et c’est vous, c’est vous qui êtes l’orphelin de la famille de Tchao. »

Certes, cette progression est bien graduée, et le coup qui l’achève est vraiment tragique. Une pareille donnée aux mains de Shakspeare eût produit un grand effet. On ne conçoit pas pourquoi Voltaire s’en est privé.

Voltaire n’a emprunté au drame chinois que l’idée d’un père sacrifiant son enfant à son devoir. Du reste, il a voulu agrandir le cadre de son sujet et mettre en présence la civilisation chinoise et la barbarie tartare, peindre les farouches conquérans du vieil empire domptés par les mœurs de leurs sujets. Il venait de tracer ce tableau dans l’Essai sur les Mœurs, auquel il travaillait alors, et il conçut la pensée de le transporter sur la scène. On voit par sa correspondance qu’il avait eu le projet de se rapprocher davantage de la vérité et de la couleur historique. Il écrivait au marquis d’Argental, le 17 septembre 1755, durant les premières représentations de la pièce :

« Comptez que je suis très affligé de ne m’être pas livré à tout ce qu’un tel sujet pouvait me fournir. C’était une occasion de dompter