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NAVIGATION À LA VAPEUR.

Tandis que les chemins de fer auront pour résultat de resserrer l’espace sur les deux grands continens qui se partagent notre planète, et de mettre à quelques jours de distance des nations jusque-là inconnues pratiquement les unes aux autres, les navires à vapeur, messagers de la civilisation, seront les liens qui uniront les deux mondes. Déjà l’Angleterre, par sa communication récemment établie entre Londres et Bombay par Suez ; l’Autriche, par sa navigation à vapeur du Danube, cette grande route fluviale de l’Europe, n’ont-elles pas puissamment préparé le contact intime de l’Orient et de l’Occident ? Le trajet de Londres à Bombay, qui, autrefois, par le cap de Bonne-Espérance, exigeait quatre mois, ne demande plus aujourd’hui que trente à quarante jours par les navires à vapeur de la Méditerranée et de la mer Rouge[1], et, grâce à l’énergique volonté de Méhémet, cette voie de communication va se trouver encore notablement abrégée et facilitée par l’établissement du chemin de fer de Suez. Là, tout près du désert, au sein même de l’antique berceau des sciences, la vapeur va bientôt faire resplendir ses jeunes merveilles ; là, 18,000 Arabes, bataillon infatigable de travailleurs, préparent sans relâche un lit au double courant commercial de l’Occident et de l’Orient, et creusent le sol où viendront s’échanger, sur les rails sortis de Birmingham, les produits si variés des deux mondes. Enfin, un mois seulement sépare aujourd’hui Marseille des rives du Gange, et les prodiges récemment accomplis par le Sirius et le Great-Western, mettent Londres et Liverpool à quatorze jours de New-York.

Bien que ces deux navires ne soient pas précisément les premiers bâtimens à vapeur qui aient traversé l’Atlantique[2], comme les premiers essais de ce genre étaient restés isolés et sans suite, et que la science les considérait comme des tours de force tout exceptionnels[3], on s’explique facilement

  1. Le relevé suivant, extrait des documens fournis par l’administration des postes de l’Angleterre, témoigne de l’accroissement qu’ont pris, de 1834 à 1836, les relations entre la Grande-Bretagne et ses possessions des Indes, par suite de l’établissement des bateaux à vapeur. Il s’agit ici du nombre de lettres et de journaux échangés entre ces possessions et la métropole :

    1834. 1836.
    De et pour Ceylan 
    14,918  16,951
    Bombay 
    49,662  57,384
    Madras 
    64,656  74,190
    Calcutta 
    125,436  143,323
    254,672 291,848

    Dans ce nombre de près de 292,000, les journaux et papiers publics entraient pour un vingtième environ.

  2. Le Savannah, en 1819, avait fait cette traversée. À la hauteur de Cork, en Irlande, la fumée de sa machine le fit prendre, par les habitans, pour un navire incendié. Aussitôt l’Amirauté de lui dépêcher un cutter, fin voilier, qui, malgré sa marche supérieure, fut fort étonné de ne pouvoir atteindre un bâtiment démâté. Mais bien plus grand encore fut l’ébahissement des marins irlandais, lorsque, le steamer ayant arrêté sa machine, John Bull put s’apercevoir de sa méprise et admirer la prouesse de l’audacieux Yankee.
  3. Lardner, dont on ne contestera certainement pas les titres scientifiques, avait émis sur ce sujet des doutes qui, au point de vue de la théorie, paraissaient d’ailleurs très fondés.