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aucune redevance des pâturages pour seize vaches pendant six ans ; la moitié des veaux de ces seize vaches et tout leur lait lui appartiennent. Il est facile de voir que les huit vaches qu’il abandonne sont loin d’égaler la valeur de la moitié des veaux, du lait et de la terre dont il a joui gratuitement.

Cette fois la macalive se composait d’abord d’un grand rustre de dix-huit ans (le pupille), et ensuite de trois vaches et de deux veaux (la dot) qu’on eut toutes les peines à hisser à bord de la barque avec de forts câbles, et qu’on déposa sur un lit de paille, à fond de cale, les quatre pattes solidement réunies. Les trois vaches beuglaient d’une manière lamentable, mais les veaux avaient l’air de résignation douloureuse familière à ces pauvres animaux.

La saison nous favorisait ; la mer était belle, le vent soufflait du large et nous poussait rapidement vers les côtes de l’Écosse. Les pays of Jura vers lesquels nous nous dirigions, grandissaient et s’allongeaient à vue d’œil ; le jeune homme à la macalive vint vers nous, et nous adressant la parole dans une sorte de patois hébridien, qui nous donnait une assez médiocre idée de l’éducation qu’il avait pu recevoir dans Hy-Colum-Kill, ce berceau des sciences en Écosse, qui aujourd’hui n’a pas même une école ; « Nous arriverons de bonne heure à Tarbet, nous dit-il ; voici une belle journée, et un steamer ne marcherait pas plus vite que notre barque. — Vous croyez ? — J’en suis certain, car un steamer n’a que ses machines pour l’aider, et nous avons à bord ce qui vaut mieux dans une navigation que toutes les machines d’un steamer. — Un bon vent ? — Non. — Le flux qui nous porte vers la côte ? — Nullement. — Un bon pilote ? dit le patron de la barque en se redressant. — Ce n’est pas encore cela. — Alors que voulez-vous dire, je ne puis deviner ? » Le jeune homme tira un petit morceau de marbre gris de sa poche, et me le montrant sans pourtant s’en dessaisir : « Voici, me dit-il, ce qui vaut mieux que toutes les machines, tous les pilotes et les meilleurs vents réunis ; c’est un morceau de l’autel de Colum-Kill… » Et ce disant, il se signa avec le morceau de marbre qu’il remit soigneusement dans sa poche. Notre vieux patron de barque, qui avait fait quatre voyages à Calcutta, et qui chaque été allait pêcher la baleine sur les côtes du Groënland, hocha la tête d’un air significatif, en entendant la singulière confidence du jeune homme. « Tout à l’heure, quand nous allons entrer dans le Whirlpool de Corryvrekan, si nous prenions plus à droite qu’à gauche, je voudrais bien voir si son caillou l’empêcherait de servir de déjeuner aux loups et aux chats de mer, nous disait-il en haussant les épaules. Tenez, quoique le vent porte d’un autre côté, et que nous en soyons encore à plus de six milles, entendez-vous Corryvrekan qui rugit ? » En effet, un grand bruit de mer, comme le grondement de la tempête entendue du rivage, à distance, retentissait dans l’éloignement. « Qu’est-ce donc que ce Corryvrekan ? demandai-je au pilote avec un air d’inquiétude qui parut lui plaire. — Corryvrekan, me répondit-il, c’est un gouffre situé entre les îles de Jura et de Scarba, un gouffre sans fond qui a déjà avalé plus de barques