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PROMÉTHÉE.

Enfin, le titan, entouré des sibylles, ce lien naturel des deux cultes, prophétise clairement les mystères du Golgotha :

Le croirez-vous ? mes yeux voient un autre Caucase…
Sur le tombeau d’un dieu, vierges, jetez des fleurs.
Ô supplice inconnu ! source immense de pleurs !
Quel convive a d’absinthe empli ce large vase ?
Près des maux que je vois, ah ! que sont mes douleurs ?
Quel est sur la sainte colline
Cet autre Prométhée à la face divine ?
Le monde à Jupiter l’a-t-il sacrifié ?
Son père, quel est-il ? Dites, quel fut son crime ?
Est-ce un titan esclave ? un dieu crucifié ?
Ô prodige ! il bénit l’univers qui l’opprime…

Toute cette partie du poème de M. Quinet est irréprochable pour le fond et pour la forme.

Dans la troisième partie (Prométhée délivré), M. Quinet est rendu aux seules forces de son talent et de son sujet. Il ne nous reste, en effet, qu’un bien petit nombre de vers du Prométhée délié, et, quand nous posséderions de ce drame des fragmens plus nombreux, ils auraient été à peu près inutiles à notre poète, tant le fonds des deux ouvrages est différent ! Nous savons par les mythologues[1] et par quelques monumens[2], de quelle manière les anciens avaient dénoué ce grand drame. Ils ne pouvaient délivrer le titan qu’en donnant un démenti formel à Jupiter, qui avait juré de retenir le ravisseur du feu céleste éternellement enchaîné sur le Caucase, et un autre démenti à Prométhée, qui avait annoncé que ses fers seraient brisés par un dieu nouveau, vainqueur de Jupiter. Ce dieu nouveau fut tout simplement Hercule. Nous voyons ce demi-dieu, dans un bas-relief, percer d’une flèche l’aigle ou le vautour qui rongeait le foie du titan[3]. Le même bas-relief nous apprend par quel étrange subterfuge on essaya de pallier l’inconséquence de ce dénouement. Pour que Jupiter n’eût pas juré en vain, Prométhée dut conserver aux pieds et aux mains un bout de sa chaîne et un fragment de la pierre du Caucase. Au moyen de cet expédient peu sérieux, comme le remarque M. Quinet, on crut avoir effacé toutes les contradictions. J’ajouterai que plusieurs écrivains de l’antiquité attribuent à cette subtilité théo-

  1. Apollod., lib. II, cap. v, § 12. — Hygin., Fab. 144. — id., Poct. Astron., XV.
  2. Pausan., lib. V, cap. XI.
  3. Voy. le grand bas-relief du musée Pic-Clémentin. — Voy. encore un miroir étrusque représentant Hercule libérateur de Prométhée, dans Micali, tav. L, n. 1.