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Ce poème, ou ce drame, est divisé en trois parties. Dans la première, Prométhée apporte aux hommes le feu céleste ; en d’autres termes, il agrandit l’existence humaine par le don des arts, de la civilisation, de l’industrie. Les dieux, irrités de voir passer dans la main des mortels une portion de la puissance créatrice, punissent l’audacieux titan. Le supplice du Caucase est le sujet de la seconde partie. Prométhée, emblème de l’activité et de la curiosité de l’ame humaine, demeure, pendant plusieurs siècles, cloué sur son rocher. Mais, du haut de cette croix[1], son esprit, libre et sans entraves, prophétise la chute des dieux de l’olympe, sa propre délivrance et l’avénement d’un dieu plus puissant que Jupiter. Dans la troisième partie, l’oracle s’accomplit, mais autrement qu’il n’était donné aux païens de le prévoir. Du sommet d’un autre Caucase, un autre Prométhée répand sur le monde une lumière plus pure et plus vivifiante que la première. Le titan, délivré de ses fers et du fatal vautour, est emporté dans les cieux, non toutefois sans conserver les stigmates de son supplice, non sans pressentir de nouvelles tortures, non sans prévoir, même dans les sphères célestes, une révolution nouvelle, douloureuse encore, et salutaire à l’humanité.

Tel est le cercle d’idées que parcourt le poète, tel est le complément, au moyen duquel M. Quinet a renouvelé la vieille fable de Prométhée ; telle est la manière dont il dénoue cette tragédie divine, logiquement insoluble dans le système païen ; telle est, enfin, l’exposition d’un troisième drame religieux, que l’avenir, à son tour, dénouera peut-être.

Ce projet hardi de souder la fable du Caucase aux mystères du Golgotha a soulevé contre M. Quinet deux vives critiques, d’ailleurs assez peu sensées. D’une part, les dévots au culte de l’art antique lui ont vivement reproché d’avoir porté la main sur un chef-d’œuvre aussi parfait que le Prométhée grec, et d’avoir faussé le sens de cet admirable mythe sous prétexte de le compléter et de l’agrandir ; d’une autre part, on a protesté, au nom du christianisme, contre le mélange adultère des fictions païennes et des vérités révélées.

Quant à ce respect idolâtre qu’on témoigne pour les types classiques, je ferai remarquer que cette sollicitude est bien tardive. L’antiquité tout entière n’a-t-elle pas été déjà vingt fois refaite à neuf par le génie moderne ? Quel critique, si ce n’est Guillaume de Schlegel, peut s’étonner ou regretter que Racine ait mêlé les idées et les senti-

  1. Tertull., Adv. Marcion., liv. I, cap. I.