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VOYAGE AU CAMP D’ABD-EL-KADER.

étions aperçu des efforts qu’avait faits l’émir pour que son armée traversât le défilé en ordre. Il avait même poussé la précaution jusqu’à nous faire conduire et stationner dans un endroit d’où nous pouvions jouir du coup d’œil ; mais, en dépit de tous ses soins et du bâton des chiaouches, le passage s’opéra de la manière la plus désordonnée, cette troupe s’écoulant par tous les passages possibles, même par des issues qui ne paraissaient guère praticables. Le bagage, l’infanterie, la cavalerie arrivaient pêle-mêle. Tout ce que nous pûmes distinguer dans ce chaos, c’est qu’il avait désiré surtout faire défiler son infanterie en bon ordre, et, en effet, ce fut elle qui conserva quelque apparence de régularité. Une fois dans la plaine, l’armée prit cette disposition que les Arabes affectionnent particulièrement, et qui est, du reste, la plus favorable, quand le terrain le permet : ils marchèrent en bataille, ne formant qu’une seule et large ligne, dont la droite s’appuyait presque aux montagnes qui sont vers le désert, et dont la gauche allait assez près du Jurjura.

En tête, on remarquait l’artillerie ; un peu après venaient les prisonniers enchaînés, puis l’émir, à la tête de son marhzen, ou état-major, avec les étendards et la musique. Le bagage filait sur les flancs.

Pour nous donner une idée de leur adresse à manier un cheval, les Arabes simulèrent des attaques et des retraites. Ils firent même des charges au sabre. De temps en temps, des cavaliers venaient au galop décharger leurs fusils devant l’émir. En un mot, ils exécutèrent pendant cette marche tout ce qui constitue ce qu’on appelle chez eux la fantasia. Abd-el-Kader nous avait prévenus de cette espèce de fête donnée à notre intention, et pour laquelle il avait ordonné une distribution spéciale de cartouches.

Avant de quitter le camp, nous avions eu avec Abd-el-Kader une dernière entrevue qui se prolongea pendant plus d’une heure. Elle fut remarquable par la nature des sujets que l’on y traita et principalement par l’aspect, tout nouveau pour nous, sous lequel nous pûmes observer le caractère de l’émir. Jusque-là nous ne connaissions que le chef ambitieux qui s’applique à donner à ses paroles, à ses traits, à sa démarche, une expression imposante en harmonie avec la prétention qu’il affiche d’être le sultan des Arabes : mais cette fois, dépouillant la contrainte officielle, l’homme voulut bien se manifester à nous, sans que l’enjouement, l’espèce de familiarité à laquelle il s’abandonna souvent dans l’entraînement de la conversation, lui fissent rien perdre de la dignité habituelle de ses manières.

Nous eûmes alors le temps de l’examiner longuement, et nous de-