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gence, s’était joint à notre caravane. Il se rendait auprès d’Abd-el-Kader, pour une certaine somme de 300,000 francs que l’émir avait jadis confiée à sa maison, et que celui-ci voulait ravoir, ayant trouvé un placement qui lui paraissait plus avantageux. Au moment où nous entrions chez les Beni-Hini, nous y trouvâmes l’honnête Israélite qui demandait d’un ton fort impérieux au cheik du douar des œufs et du beurre pour lui, de la paille et de l’orge pour ses montures. Le cheik étant demeuré immobile et muet comme quelqu’un qui n’a pas entendu, la demande fut réitérée avec un accent de mécontentement très marqué. « Et qui es-tu donc pour venir donner des ordres ici ? s’écria enfin le cheik indigné. — Ana ikoudi mtâ et soulthan (je suis le juif du sultan), répondit aussitôt le juif en baissant le ton. — Juif du sultan ou juif du diable, tu n’es qu’un misérable chien de juif qui n’a pas un mot à dire devant un musulman. » La physionomie du cheik, en prononçant ces paroles, était tellement expressive, que l’enfant d’Israël, croyant déjà sentir la lame du yatagan, se garda bien de continuer la conversation avec ce rude interlocuteur.

Il n’est peut-être pas chrétien de se consoler de ses mécomptes particuliers à la vue des infortunes des autres. C’est cependant ce qui nous arriva dans cette circonstance. Nous fûmes assez peu charitables pour rire de l’étonnement mêlé d’effroi que le juif ne pouvait dissimuler, et nous allâmes nous établir presque gaiement dans la gourbie que l’on nous avait si gracieusement concédée. C’était tout simplement un atelier de faux-monnayeurs, dans lequel les industrieux Kabaïles s’exercent à contrefaire nos pièces de cinq francs, comme ils contrefaisaient jadis les boudjoux et autres monnaies de la régence. On ne peut s’empêcher de convenir qu’ils réussissent fort bien dans ce métier, qui ne leur paraît nullement criminel, et dont ils parlent comme d’une chose toute simple.

Une fois installés, il nous fallut parlementer encore, afin d’obtenir du fourrage pour nos montures. En somme, il ne nous a pas semblé que l’autorité de l’émir fût bien solidement établie dans cette partie du territoire qui lui a été cédée. Une conversation que nous eûmes pendant la nuit avec le cheik des Beni-Hini acheva de nous en convaincre. Nous donnons seulement les traits principaux de cette conversation, qui, dans un pays civilisé, pourrait être considérée tout au plus comme l’expression d’une opinion individuelle ; mais, chez ces peuples, il n’y a guère d’idées excentriques, et la pensée d’un seul homme sur les affaires publiques est presque toujours celle de tous.