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REVUE. — CHRONIQUE.

et change ainsi d’un moment à l’autre l’attitude de toutes les puissances. Examinons-la de plus près, et voyons ce que tout cela signifie.

Il y a ici, je vous prie de le remarquer avec soin, quelque chose de fort singulier. Je crois qu’il n’est pas un cabinet en Europe à qui l’indépendance de Méhémet-Ali ne soit en elle-même parfaitement indifférente. Au fond, quelques-uns pourraient même avoir des raisons de la désirer, et, ce qui est encore plus certain, c’est que pas un ne regarde comme possible de rétablir l’ancienne souveraineté de la Porte ottomane sur l’Égypte et la Syrie. D’où vient donc l’ébranlement qui se fait sentir au moindre symptôme de cette déclaration d’indépendance ? Cet ébranlement vient de ce que l’empire ottoman ne paraît pas assez solide pour essuyer impunément une pareille secousse, et, par-dessus tout, de ce qu’on veut empêcher la Russie de le protéger. La Turquie est pour l’Angleterre, pour l’Autriche, pour la France, un malade dont on ne désire pas la mort, parce qu’on ne le craint pas et qu’on n’est point avide de ses dépouilles ; mais, si l’on s’efforce de prolonger sa vie, c’est surtout, et plus encore, à cause des embarras prévus du partage de sa succession. Fort bien. Et si le malade est désespéré ! Aussi, que veut-on ? à quoi se réduisent tous les efforts, toutes les négociations ? quel est le but des démonstrations les plus hostiles ? le maintien du statu quo.

Voyez en effet ce qui se passe depuis la paix de Koniah, sous les yeux très ouverts et très vigilans de toute l’Europe. En même temps que Méhémet-Ali organisait à son gré sa nouvelle conquête, prenait possession du pays, transplantait une partie de la population virile, réprimait énergiquement toute tentative de révolte, il entreprenait d’élever dans les défilés du Taurus ces redoutables fortifications qui, aujourd’hui, presque entièrement achevées, bravent insolemment la puissance du sultan. Alors Méhémet-Ali ne parlait pas d’indépendance : il se contentait d’agir en souverain indépendant, d’enclore ses acquisitions récentes, comme un propriétaire bien décidé à ne plus les lâcher et à n’y plus laisser entrer personne. Et cependant, les puissances de l’Europe, que disaient-elles ? lui faisaient-elles des remontrances ? le sommaient-elles de renoncer à ces travaux, qui ne pouvaient s’accorder avec ses devoirs de vassal et sa position de gouverneur révocable ? Non, certes, bien que le divan se plaignît, criât à la violation des traités, se sentît humilié et menacé ! Méhémet-Ali a fait plus ; il n’a cessé d’augmenter son armée, de renforcer sa flotte, d’exercer l’une et l’autre de la manière et dans la mesure que bon lui semblait. Il a poursuivi la guerre d’Arabie ; il a continué à ne rendre compte au sultan d’aucun de ses actes ; il n’a exécuté ses firmans que lorsqu’ils touchaient les intérêts des puissances européennes ; il a payé son tribut, mais de mauvaise grâce, irrégulièrement et à la dernière extrémité. Peu importe : le statu quo était maintenu, on ne lui en demandait pas davantage ; l’Europe était contente de lui, et pour rien au monde on n’aurait permis au sultan de l’attaquer : c’est ce que Méhémet-Ali et le sultan savent fort bien tous les deux. Le statu quo et rien que le statu quo, voilà ce qu’on leur impose.

Cette situation, vous le comprenez, monsieur, est prodigieusement anormale, et, au premier coup d’œil, on est bien tenté de condamner la politique qui prétend l’éterniser. Reconnaître à un souverain des droits qu’on lui défend d’exercer, de venger et de rétablir ; maintenir un sujet dans la jouissance indéfinie d’un pouvoir qui doit élever ses idées plus haut, dans la possession d’une indépendance de fait qui laisse l’avenir sans garanties et prive le présent