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MÉMOIRES DE LAFAYETTE.

De sorte qu’en ce temps bizarre, il faut s’arrêter devant le double inconvénient de parler aux uns d’un sujet par trop connu, et aux autres de sentimens parfaitement ignorés.

La seconde moitié du sixième et dernier volume est consacrée à la révolution de juillet et aux années qui suivent ; indépendamment des actes publics et des discours de Lafayette, on y donne toute une partie de correspondance qui ne laisse aucun doute sur ses dernières pensées politiques ; les suppressions, commandées aux éditeurs par la discrétion et la convenance, n’en affaiblissent que peu sensiblement l’amertume. Cette dernière partie de la vie de Lafayette, si honorable toujours, est pourtant celle qu’il y aurait peut-être le plus lieu d’épiloguer politiquement, à quelque point de vue qu’on se place, soit du sein de l’ordre actuel, soit du dehors. C’est celle, à coup sûr, qui a le plus nui dans la vague impression publique, et en double sens contraire, à la mémoire de l’illustre citoyen, et qui a contribué à jeter sur l’ensemble de sa carrière une teinte générale où l’ancien attrait a pâli. Mais ne voulant pas approfondir, il serait peu juste d’insister. Assez d’autres prendront les Mémoires uniquement par cette queue désagréable. Le plus grand malheur du général a été de survivre (ne fût-ce que de quelques jours) à la grande révolution qu’il représentait depuis quarante et un ans ; en ne tombant pas précisément avec elle, il a fait à son tour l’effet de ceux qui s’obstinent à prolonger ce qui est usé et en arrière. Le public est ingrat ; si belle, si soutenue qu’ait été la pièce donnée à son profit, il ne veut pas que la dernière scène soit traînante, et que l’acteur principal demeure, en se croyant encore indispensable, lorsque le gros du drame est fini. Béranger, dans son rôle de poète politique, l’a senti à point ; il a su se dérober, pour se renouveler peut-être. Lafayette ne l’a pu ; son nom, vers la fin, de plus en plus affiché, tiraillé par les partis, a un peu déteint, comme son vieux et noble drapeau. Cela reviendra. Une lecture attentive de ces Mémoires, si on la peut obtenir d’un public passablement indifférent, est faite pour rétablir et rehausser l’idée du personnage historique dans la grandeur et la continuité de sa ligne principale, avec tous les accompagnemens non moins certains, et beaucoup plus variés qu’on ne croirait, d’esprit, de jugement ouvert et circonspect, de finesse sérieuse, de bonne grâce et de bon goût. Éclairée par ces excellens Mémoires, l’histoire du moins c’est-à-dire le public définitif s’en souviendra.


Sainte-Beuve.