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propos : « Ce n’est pas la noblesse qu’il faut détruire, mais les nobles, » propos que la calomnie peut avoir inventé ; je ne parle pas d’autres inductions, peut-être aussi mensongères, que la haine, la jalousie, et même le malheur, peuvent avoir ou controuvées ou exagérées ; je parle de sa simple assiduité aux séances qui, bien loin d’être utile[1], ne put qu’être funeste à la chose publique, lorsque le silence d’un homme tel que lui, semblait autoriser les décrets contre lesquels il ne s’élevait pas. Vingt-deux girondins, la plupart ses amis, ont péri sur l’échafaud pour s’être opposés à ces décrets. Plusieurs autres, et nommément Condorcet, ont expié des torts précédens par une proscription cruelle, fruit de leur résistance, et par une mort plus cruelle encore. Il n’y a pas jusqu’à Danton et Desmoulins qui n’aient eu l’honneur de mourir pour s’opposer à Robespierre. Tallien et Bourdon, en parlant contre l’infâme loi du 22 prairial, ont mérité les bénédictions attachées à la journée du 9 thermidor ; et Sieyes, le Sieyes de 1789, constamment assis pendant toute la durée de la Convention à deux places de Robespierre, a, par son timide et complaisant silence, mérité… d’en être oublié ![2] »

  1. Après un tableau du règne de la terreur, Sieyes ajoutait : « Que faire, encore une fois, dans une telle nuit ? attendre le jour. Cependant cette sage détermination n’a pas été tout-à-fait celle de Sieyes. Il a essayé plusieurs fois d’être utile, autrement que par sa simple assiduité aux séances. » (Notice de Sieyes sur lui-même.)
  2. On a beaucoup parlé de Sieyes dans ces derniers temps ; sa mort l’a remis en scène. M. Mignet, dans un équitable éloge, l’a caractérisé. Pourtant la forme même de l’éloge académique interdisait certains jugemens et certaines révélations. On trouvera le personnage au complet dans ces Mémoires de Lafayette, surtout dans la lettre à M. de Maubourg (tom. V), écrite à la veille du 18 brumaire. Il y a là, sur Sieyes, à la page 105, un admirable portrait. Moi-même, je trouve, dans des notes fidèlement recueillies auprès d’un des hommes qui ont le mieux connu, pratiqué et pénétré Sieyes, la page suivante, que j’apporte ici comme tribut à cette haute mémoire historique. Le temps des parallèles en règle est passé ; mais, sans y faire effort, combien de Sieyes à Lafayette le contraste saute aux yeux frappant :

    « Sieyes a vécu plusieurs années dans l’intimité de Diderot et de la plupart des philosophes du XVIIIe siècle. Envoyé très souvent de Chartres à Paris pour les affaires du diocèse ou du chapitre, il jouissait de la capitale en amateur spirituel, en dilettante, et il passait à Chartres, dans ses courts retours, pour un grand dévot, parce qu’il était sérieux. Il s’était fait de 28 à 30,000 livres de bénéfices, grosse fortune pour le temps, il aimait beaucoup et goûtait la musique, la métaphysique aussi, on le sait, et pas du tout le travail, à proprement parler. Quoiqu’il eût le talent et l’art d’écrire, c’était, vers la fin, Des Renaudes qui lui faisait ses rares discours. Il lisait même très peu, et sa bibliothèque usuelle se composait à peu près en tout d’un Voltaire complet, qu’il recommençait avec lenteur sitôt qu’il l’avait fini, comme M. de Tracy faisait aussi volontiers ; et il disait que tous les résultats étaient là. Réduit d’abord à 6,000 francs par l’assemblée constituante, il en avait pris son parti, et était resté patriote. Plus tard, réduit à 12 ou 1,400 fr. par un décret de la convention, il dit ce jour-là, en sortant, à un collègue en qui il avait confiance : « 6,000 francs, passe ; mais 1,200, cela est trop peu. Que veut-on que je fasse ? Je n’ai rien… » Il avait l’accent méridional de Fréjus, mais point l’accent rude et rauque comme Raynouard ; il avait l’esprit doux. Il ne s’ouvrait