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MÉMOIRES DE LAFAYETTE.

à quelque chose ; on était lancé et chacun allait renchérissant. Lafayette (dans ses Souvenirs en sortant de prison[1]) remarque, il est vrai, qu’on a poussé un peu loin le fatalisme dans les jugemens sur la révolution française, et cette observation, chez lui précoce, antérieure aux systèmes historiques d’aujourd’hui, bien autrement fatalistes, rentre trop dans ce que je crois vrai pour que je ne cite pas ses paroles : « De même, dit-il, qu’autrefois l’histoire rapportait tout à quelques hommes, la mode aujourd’hui est de tout attribuer à la force des choses, à l’enchaînement des faits, à la marche des idées : on accorde le moins possible aux influences individuelles. Ce nouvel extrême, indiqué par Fox dans son ouvrage posthume, a le mérite de fournir à la philosophie de belles généralités, à la littérature des rapprochemens brillans, à la médiocrité une merveilleuse consolation. Personne ne connaît et ne respecte plus que moi la puissance de l’opinion, de la culture morale et des connaissances politiques ; je pense même que, dans une société bien constituée, l’homme d’état n’a besoin que de probité et de bon sens ; mais il me paraît impossible de méconnaître, surtout dans les temps de trouble et de réaction, le rapport nécessaire des évènemens avec les principaux moteurs. Et par exemple, si le général Lee, qui n’était qu’un Anglais mécontent, avait obtenu le commandement donné au grand citoyen Washington, il est probable que la révolution américaine eût fini par se borner à un traité avantageux avec la mère-patrie… » Il continue de la sorte à éclaircir sa pensée par des exemples. Mais en 91, pour revenir au point en question, où était l’homme de la circonstance, et y avait-il un homme dirigeant ? Avec sa méthode et son caractère, Lafayette ne l’eût jamais été ; il s’usait honorablement à maintenir l’ordre ou à modérer le désordre, à servir la cour malgré elle, à retenir Louis XVI dans la lettre de la constitution ; il s’est toujours livré, nous dit-il lui-même (et à dater de cette époque, je crois le mot exact) aux moindres espérances d’obtenir, dans la recherche et la pratique de la liberté, le concours paisible des autorités existantes. Ainsi faisait-il alors religieusement et sans longue perspective. Autour de lui, c’étaient des masses, des clubs, une assemblée finissante ; on retombait dans la force des choses.

Après la constitution jurée et la clôture de l’assemblée constituante, Lafayette se retire en Auvergne pendant les derniers mois de 91 ; mais cette retraite à Chavaniac ne saurait ressembler à celle

  1. tom. IV. Ces trois derniers volumes viennent de paraître.