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que jour, s’ajoutent aux forces de l’homme, changent presque incontinent, sous nos yeux, la figure des choses. Il semble qu’aujourd’hui la matière, plus intelligente que l’esprit, fermente pour enfanter un nouveau monde. On dirait que la face de l’abîme va être découverte, que le voile de la vieille Isis se détache de son front, et qu’à chaque moment nous touchons à la révélation d’un grand secret. Cette situation a plus d’analogie qu’il ne paraît avec celle du monde au moment de l’invention de l’imprimerie, et des premiers usages de la poudre à canon et de la boussole. Aujourd’hui comme alors, l’humanité joue avec des forces terribles qu’elle vient de découvrir ; elle se sent emportée vers un avenir inconnu par des puissances qu’elle ne mesure pas, qu’elle ne régit pas, qu’elle ne connaît pas. Opprimée par ses propres inventions, elle se prosterne devant elles, et ce qui, plus tard, doit la rehausser ne sert d’abord qu’à son abaissement : Pygmalion adore encore une fois l’ouvrage de ses mains.

On se persuade, en France, que les philosophes idéalistes doivent être les adversaires de ces sortes de révolutions, parce qu’on suppose leurs chimères détruites par les développemens extrêmes du monde industriel. Or, c’est là une pensée qu’il faut combattre partout où elle se montre ; car ceux que vous appelez poètes, apparemment pour vous dispenser de les traiter en hommes raisonnables, hâteraient volontiers ces révolutions de l’industrie par lesquelles doit justement éclater cette unité du monde civil qu’ils poursuivent sur d’autres voies, et qui est le sujet de tout ce qui précède. Abrégez les distances ; abolissez, si vous le voulez, le temps et l’espace ; vous ne pouvez leur rendre un plus grand service. S’ils ont un reproche à vous faire, c’est d’avancer trop peu votre œuvre. Que de lieux perdus pour l’intelligence ! que d’espaces qui, n’appartenant plus à la nature, ne sont pas encore possédés et embellis par l’homme ! Que de désirs enchaînés, que de bons vouloirs détruits, que d’inspirations étouffées par les obstacles des choses ! que de lenteurs pour arriver au bout de l’horizon, et que la pensée a de peine à se traîner sur ce globe ! Ah ! loin de vous retenir, l’ame bien plutôt vous crie sur son char, comme dans la fable du paysan embourbé :

Prends ton pic et me romps ce caillou qui me nuit !


c’est-à-dire : « Ouvre ce mont qui m’embarrasse, resserre ce fleuve qui m’arrête, comble ce vallon qui me retarde d’une heure dans ma course infinie ! » Ou, ce qui est encore plus clair : « Dompte par tes