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Il en résulte qu’avec des organes ainsi divisés, l’état a, pour ainsi dire, perdu la conscience de sa durée, et que la pensée publique, comme un miroir brisé, ne réfléchit que des fragmens d’objets, et non plus une totalité ; d’où il suit encore que presque partout l’image du désaccord est substituée à la figure véritable des choses. Le spectateur partagé devient à lui-même son propre spectacle.

Il en est chez lesquels tout se passe plus simplement. Ceux-là prennent leur misère particulière pour l’indice de la misère du monde. On rencontre partout ces prophètes de mort, mais nulle part aussi nombreux qu’en France. Ils ont vu des signes funestes qui marquent les funérailles prochaines de la société. L’un a cessé d’être le premier dans le pays, et le timon de l’état lui a échappé par une méprise de la Providence. L’autre a vu tomber ou ses vers ou sa prose, ou son système, ou le dieu qu’il venait d’inventer. Ne sont-ce pas là des signes plus manifestes que les éclats dispersés du vase de Jérémie ?

Enfin, il en est qui, infatués du savoir de leur époque, le retournent contre elle. Quelle poésie est désormais possible ? disent-ils, quel art ? quelle invention ? quel tableau ? quelle statue ? quel hymne ? quel accord ? Où reste-t-il une place pour un rêve ? Nous avons tout calculé, mesuré, pesé. Ne connaissons-nous pas la distance de notre seuil à l’étoile Sirius ? Dans cette immensité toute remplie de nous-même, quel refuge reste à la muse ? D’ailleurs où est le besoin d’une Égérie ? Nous savons tout. Notre science nous obsède et nous rassasie. — Ainsi disant, si vous leur demandez dans quelle sorte de société ils vivent, ce que cette société sera demain, ce que vont devenir les relations les plus simples, celles du maître et de l’ouvrier, du roi et du sujet, du père et de l’enfant, ils avouent qu’ils l’ignorent absolument. C’est bien pis si vous les interrogez sur l’espèce de dieu qu’ils adorent, sur leur ame qui converse avec la vôtre, sur ce qu’ils espèrent, sur ce qu’ils redoutent au-delà de la mort : ils reconnaissent qu’à la vérité leurs pères avaient là-dessus un fonds de connaissances déterminées, mais que pour eux ils ne savent plus rien de tout cela, et n’en veulent rien savoir ; et plus cette ignorance les touche de près, plus ils s’y précipitent ; et plus elle est menaçante, plus ils s’y ensevelissent les yeux fermés ; en sorte que c’est même cet excès d’ignorance qu’ils appellent leur science. Le genre humain a fait comme l’astronome de la fable : au moment où il régentait les cieux, il est tombé par mégarde dans un puits ouvert sous ses pas. Quelle main divine viendra l’en retirer ?

Faisons tant qu’il nous plaira les importans et les capables. L’in-