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DE L’UNITÉ DES LITTÉRATURES MODERNES.

ne l’étouffe pas davantage dans le sein de chaque peuple en particulier.

Comment, au reste, un état si nouveau pour le monde n’éveillerait-il pas de vastes espérances ? On croirait qu’au spectacle de ces lents préparatifs de la Providence, une immense attente va s’emparer des esprits, et que voyant, par degrés, le plan et la perspective de l’avenir se produire devant nous, nul ne devrait, quoique la scène soit encore vide, rester de sang-froid à ces images. Au lieu de cela, ce ne sont que mécomptes, plaintes, marques d’affaissement ; il semble qu’il n’y ait plus ni jeunesse, ni amour, ni printemps, ni soleil, et qu’un éternel hiver ait glacé tous les cœurs. Pourquoi ces signes de vieillesse au milieu du rajeunissement ? Pourquoi ces marques de mort au sein de la vie ? Il y en a plusieurs raisons, sans compter que le spectacle dont je viens de parler, ne se montrant encore qu’aux yeux de l’intelligence, n’affecte les contemporains que d’une manière détournée et par réflexion. Les principales de ces causes sont chez les uns le déclin de la personnalité des peuples, chez les autres le partage des esprits qui suit les révolutions, chez presque tous l’infatuation même du siècle, laquelle conduit à en médire.

Premièrement, il est certain que les passions nationales venant à décroître ou à changer d’objet, laissent dans les cœurs un vide qu’il est facile de prendre pour un indice de mort. Les vieilles haines qui faisaient l’occupation et la nourriture d’un grand nombre, s’éteignent par degrés. On ne met plus son ambition ni son honneur aux mêmes conquêtes. Des noms nouveaux sont donnés à des choses anciennes qu’ils transforment en effet. La société s’étend ; elle semble se briser ; car, dans ces changemens, il y a, comme dans toutes les crises, une évidente soustraction de force. On voit ce que l’on perd, et non ce que l’on acquiert en échange.

En second lieu, le lien politique ayant été quelque temps rompu, la division qui s’est faite dans le cœur de l’état influe sur le jugement que l’on porte des objets environnans. Sous le fléau de Dieu, l’ame des peuples s’est partagée. Dans la violence des luttes sociales, l’unité s’est scindée en trois portions dont chacune ne considère plus que la face des choses qui lui est opposée. L’aristocratie regarde le passé, la bourgeoisie le présent, la démocratie l’avenir. Absorbée dans un seul sentiment, regret, possession, espérance, chacune des trois conditions ne voit qu’une partie de ce qui est visible, n’écoute qu’une partie de ce qui se dit, ne comprend qu’une partie de ce qui arrive ; en un mot, n’admet, ne compte, ne perçoit qu’une partie du temps.