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DE L’UNITÉ DES LITTÉRATURES MODERNES.

la religion. Ce n’est peut-être pas la poétique de La Harpe ou de Blair ; mais assurément c’est celle d’Aristote, de Bacon, de Pascal et de Fénelon.

Dans la nuit de l’intelligence humaine, les noms d’Homère et de Shakspeare, de Dante et de Corneille, de Voltaire et de Gœthe, étoiles vivantes, empruntent leur lumière d’un même foyer. Les routes sont diverses pour tous. Mais qui jamais a songé à mettre la discorde entre l’étoile du nord et l’étoile du midi ? Le lion et le bélier, la licorne et le sagittaire, ne vivent-ils pas en paix dans le désert des cieux ?

Si le temps dans lequel nous vivons a quelque valeur, ce sera assurément parce qu’il achèvera de mettre pleinement en lumière cette unité du génie des modernes. Alors que la critique continuait de tout diviser, les œuvres plus intelligentes rapprochaient déjà les instincts des peuples. Au grand banquet social, la même coupe servait à tous. Est-il un seul écrivain de notre temps qui n’ait, à sa manière, contribué à sceller cette alliance ? Qui ne voit tout ce que Gœthe doit à Voltaire et Byron à Rousseau ? M. de Chateaubriand n’offre-t-il pas le mélange de l’influence anglaise et de l’esprit français, des hardiesses d’Ossian et des traditions de Port-Royal ? Mme de Staël ne tient-elle pas également de Genève et de Weimar ? Walter Scott n’a-t-il pas commencé sa carrière d’enchantemens par la traduction d’une pièce de Gœthe ? Si l’on décomposait le caractère de la plupart des contemporains, on trouverait de semblables alliances en chacun d’eux. Pour ne parler que des étrangers, qu’est-ce que le drame de Schiller, si ce n’est l’union passionnée du système de Shakspeare et de l’esprit de critique de Lessing ? Qu’est-ce que la poésie de Tieck, si ce n’est un reflet de l’imagination espagnole versé dans l’âme et dans le style d’un trouvère saxon ? N’est-il pas évident que l’Allemagne est mêlée à l’Italie dans Manzoni, à l’Orient dans Ruckert, à la France dans Heine, à l’Angleterre dans Shelley, Coleridge, Wordsworth, au Danemark dans Œhlenschlæger, à la Pologne dans Mickiewitz ? Les refrains de Béranger sont répétés dans le Caucase, et j’ai trouvé la métaphysique de Kant dans les roseaux de l’Eurotas. La discussion philosophique, religieuse, littéraire, n’est plus, comme dans le XVIIIe siècle, renfermée dans le salon de Mme de Tencin ou de Mme du Deffant. Elle s’agite en même temps entre Paris, Londres, Berlin, Pétersbourg et New-York. La parole vole d’un peuple à l’autre ; chacun d’eux a une tâche particulière dont tous les autres ont conscience à la fois. À l’une des extrémités, les