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cette solitude d’orgueil qui doit cesser. La place de ces hommes est au foyer, non d’un peuple, mais de l’humanité.

En effet, les siècles ne peuvent se passer de la vie de relation, non plus que les êtres réels. Ces fils de la durée ne sont véritablement qu’une même famille ; ils s’appellent, ils s’expliquent, ils s’exaltent réciproquement. Comme les heures, ils se tiennent enchaînés autour du trône du jour qui n’a point eu de levant et qui n’aura point de couchant. La lumière des uns rejaillit sur celle des autres, et la gloire véritable ressemble ainsi au séjour de l’éternité. Tout y est paix, sérénité, harmonie, et c’est parce que nous habitons loin de là, que nous nous figurons la discorde entre les héros de l’intelligence qui y font leur demeure. Si nous les comprenions mieux, si nous pénétrions mieux jusqu’en leurs seins, nous verrions d’une vue certaine qu’ils sont tous naturellement proches, amis et frères les uns des autres. Élevons donc dans notre pensée un vaste panthéon où seront admises toutes les formes du beau. Dominant les rivalités, les inimitiés, les antipathies des climats, des temps, des lieux, aspirons à l’esprit universellement un qui habite dans les œuvres inspirées de chaque peuple. Jusqu’ici le genre humain a été en guerre avec lui-même, et, dans ces régions suprêmes de la poésie où il semble que devrait régner l’éternelle paix, le conflit a été le plus obstiné. Par une illusion semblable, on a cru long-temps qu’il y a dans la nature autant de génies différens que de monts et de vallées. Pas un arbre, pas un fleuve, pas un rocher qui n’eût alors son démon particulier : tout était discorde, et l’harmonie n’était nulle part. Mais de l’idée de ces génies divers on s’est élevé à celle d’un même génie partout présent dans la nature ; et, de ce moment, le monde, faussement partagé, a semblé rentrer dans l’ordre et l’immuable paix. Ainsi, de chaque œuvre immortelle de l’humanité, on s’élèvera tôt ou tard à la pensée d’une même inspiration, d’une même vie, universellement présente et agissant dans cet autre univers que l’on nomme l’art ; et la même muse, je veux dire la même Providence, que l’on découvre dans les œuvres de la nature morte, se montrera dans les œuvres de la pensée. Si vous supposez sous l’instinct de l’animal le plan d’une intelligence une et souveraine, ne l’apercevrez-vous pas, à plus forte raison, dans cet autre instinct d’où sortent les prodiges de l’art humain ? Et le Dieu qui est présent dans le nid de la fourmi, dans l’alvéole de l’abeille, dans la hutte du castor, serait-il absent de l’Iliade, ou des poèmes d’Athalie et de Faust ? C’est par là que la critique rentre dans la philosophie et dans