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DE L’UNITÉ DES LITTÉRATURES MODERNES.

démêle au fond de toutes vos œuvres, et je suppose que cette pensée qui est, pour ainsi dire, la substance dont vous vous nourrissez tous, n’est autre chose que cette religion nouvelle et extraordinaire que vous avez voulu autrefois nous imposer. Ne vous troublez donc plus de vos querelles dans cet heureux Élysée que votre Fénelon vous a si bien dépeint. Le Christ qui vous unit, nous sépare à jamais. »

Au fond, la guerre que l’on a instituée entre les écoles modernes n’est rien qu’une guerre civile. Racine, Molière et Shakspeare, Voltaire et Gœthe, Corneille et Calderon, sont frères. Qu’a-t-il servi de faire descendre dans le cirque ces invulnérables gladiateurs ? La barbarie anglaise, l’enflure espagnole, le clinquant italien, l’obscurité allemande, la frivolité française, ces commodes aphorismes, n’ont-ils pas été assez souvent opposés, heurtés, usés les uns contre les autres ? Long-temps ce fut là le résumé de toute la critique ; on ne se connaissait les uns les autres que par les côtés. N’a-t-on pas vu assez clairement combien vaine, combien puérile est cette querelle ? Depuis que l’on bataille si tristement dans le vide, quelle est la renommée qu’aient renversée nos vaniteux systèmes ? On doit être désormais convaincu que ces batailles de demi-dieux ne laissent point de morts. N’est-il pas temps de se décider à laisser vivre ces immortels ? Élevons, agrandissons nos théories pour les y tous admettre ; aussi bien, ils ne se rapetisseront pas eux-mêmes pour le plaisir d’y figurer.

Je ne remarque pas que les anciens, pour avoir eu deux époques, la grecque et la romaine, aient prétendu ruiner Homère par Virgile, ou Hérodote par Tite-Live, ou Théocrite par Lucrèce. Au contraire, ils ont pénétré, d’un regard, jusqu’au principe qui était commun à ces deux civilisations ; et, sur cette base, ils ont établi un vaste système de critique qui, embrassant toutes les formes de l’antiquité, n’avait besoin de la mutiler en aucune partie. Partout où ils ont trouvé le même polythéisme, ils ont reconnu le même art, et, de la ressemblance des dieux, ils ont conclu la parenté des peuples.

Quant aux modernes, c’est l’excès même de leur analogie qui les divise. Plus on se ressemble par le fond, plus on tient à se montrer uniques et séparés dans l’apparence. Aussi ne serais-je point étonné que quelques esprits vinssent à penser que les écrivains du siècle de Louis XIV acquéraient, dans cet ostracisme où les laissait la critique, un prestige digne de regret. On trouvait doux d’avoir, en quelque sorte, à son foyer ses génies familiers, avec lesquels on avait fini par être seuls d’intelligence. De cette privauté absolue on tirait pour soi une preuve infaillible de supériorité. Mais c’est précisément