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est-il condamné à un magnifique ostracisme au sein de l’humanité moderne ? Les uns disent : « C’est une idole qu’il faut adorer ; » les autres : « C’est une momie qu’il faut ensevelir. » Ne serait-il pas plus vrai de dire : « C’est une tradition vivante qui s’allie et se plie éternellement au génie de l’avenir ? »

La réponse à ces questions serait bien facile si l’on se contentait d’interroger les critiques qui se sont faits, de leur propre autorité, les courtisans officiels ou, pour mieux dire, les grands maîtres de cérémonie du grand siècle : suivant eux, quelle idée devrait-on se former du caractère et des habitudes d’esprit de ce temps ? Un génie prudent, il est vrai, un goût tempéré par un bon sens infaillible, une langue plutôt ornée que riche, de la science, de l’étude, de la maturité, de la circonspection ; d’ailleurs peu d’élévation, encore moins d’étendue, point d’élan ni de sublimes témérités ; ce ne seraient partout que chaînes, entraves, barrières, assujettissement ; un échafaudage de règles, de restrictions, de servitude, partout substitué à l’image de la sage et heureuse liberté du génie, un art janséniste emprisonné dans une royale bastille. En vain l’ame étouffée sous cet amas de règles arbitraires, tendues autour d’elle comme autant de pièges, aspirerait à l’air libre. Cette indépendance aurait été en effet le partage des Grecs ; ils auraient pu, d’une marche légère, gravir les hauteurs de l’art, et le cheval aux flancs ailés aurait été pour eux une vérité littérale. Les étrangers auraient aussi le droit de risquer leur esprit dans les sublimes spéculations : devant eux s’ouvrirait la carrière des pensées hardies ; mais le génie français serait d’une toute autre nature ; comme Louis XIV retenu au bord du grand fleuve, pendant la bataille, vainement il

Se plaint de sa grandeur qui l’enchaîne au rivage.


L’eau, l’air, le ciel lui sont interdits ; il ne pourrait, sans se compromettre ni courir ni voler ; à peine lui permettent-ils de marcher, tant leurs imaginations effarouchées supposent d’embûches autour de lui, tant ils aperçoivent en chaque chose de périls pour sa constitution ! Ils savent exactement le nombre d’images qu’il peut supporter sans peine ; non-seulement ils lui comptent les métaphores, mais ils lui mesurent aussi par avance la part d’idées, de sentimens, de philosophie, d’imagination, d’amour, de poésie, de religion, qu’il est en état d’endurer. Ils lui tracent doctement pour enceinte la borne de leur intelligence, et ils disent au flot : Tu n’iras pas plus loin. Ils enlacent le géant Gulliver des mille petits fils de leur entendement, et,