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AFFAIRES D’ORIENT.

gleterre, le terme de ses légitimes désirs, elle pourrait trouver une gloire impérissable à se dévouer pour le salut de tous. Mais telle n’est point sa situation : l’Europe, dans un jour de colère et de vengeances a mutilé son territoire et l’a précipitée du rang élevé d’où elle n’aurait jamais dû descendre. Elle est encore aujourd’hui sous le poids des traités de 1815, et il serait étrange que, dans une guerre d’Orient, elle usât ses forces et son énergie pour assurer l’indépendance générale du continent, protéger les intérêts particuliers de ces cours de Vienne et de Londres qui se sont montrées si ardentes, il y a vingt-trois ans, à la démanteler, et qu’elle fît tous ces sacrifices gratuitement, sans garantie de réparations pour les maux qui lui ont été faits. Elle jouerait là un rôle de dupe, et le sublime d’un pareil héroïsme toucherait au ridicule.

Ce qui donne à la Russie une prééminence si dangereuse dans les affaires d’Orient, ce n’est pas seulement sa puissance si jeune, si progressive, si vigoureuse, comparée à l’épuisement et à la débilité de l’empire ottoman ; ce sont aussi les avantages merveilleux de sa position géographique qui placent, en quelque sorte, son ennemi sous sa main. En trois jours, une flotte peut transporter une armée de quarante mille hommes de Sébastopol sous les murs de Constantinople, et venir jeter l’épouvante au sein même du sérail. Cette mesure décisive peut être conçue et exécutée avant que la nouvelle en soit connue à Vienne. L’empire ottoman n’existe plus guère, comme puissance publique, que dans sa capitale. C’est un corps épuisé dont la vie, se retirant des extrémités, s’est tout entière réfugiée au cœur. Constantinople frappé et soumis, toutes les résistances cèdent, tout tombe et se résigne, à moins qu’une grande force extérieure ne vienne tout à coup relever les courages abattus des Turcs et les délivrer de l’invasion ennemie. Cette grande force ne peut être que l’Autriche. Dans une guerre d’Orient, cette puissance est la seule qui soit en position d’attaquer promptement et avec succès la Russie. Les efforts maritimes de l’Angleterre et de la France ne sauraient suffire à cette tâche difficile. Les Russes, une fois maîtres de Constantinople, le seraient bientôt des châteaux des Dardanelles. Leur position vis-à-vis des puissances maritimes deviendrait en quelque sorte inexpugnable. Dès ce moment, la mer Noire deviendrait une mer fermée, une mer exclusivement russe. Abritées dans le Bosphore, leurs flottes braveraient impunément toutes celles de leurs ennemis. Mais qu’une armée autrichienne de deux cent mille hommes débouche en Bulgarie et sur le Bas-Danube, tandis que l’Angleterre et la France agiraient, de leur