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d’une fois dominer par des faits que sa sagacité aurait dû prévoir et sa fermeté prévenir. Tout n’a pas été cependant honte ni défaite pour elle, et ce serait méconnaître son influence que d’attribuer l’attitude virtuelle de la Russie à sa seule modération. Si cette puissance a évacué la Silistrie et les deux provinces grecques, il entre, soyons-en certains, dans cette politique en apparence si conciliante et pacifique, beaucoup de déférence et de ménagemens pour les susceptibilités des puissances occidentales. Évidemment, l’alliance de la France et de l’Angleterre enchaîne l’ambition du czar.

Mais, nous l’avons dit, les évènemens peuvent marcher plus vite que son ambition et lui jeter une proie, qu’en dépit de sa feinte modération, il ne pourra s’empêcher d’accepter. C’est alors que s’ouvriront les grandes scènes du drame de l’Orient. Le moment d’agir sera venu pour les grandes puissances de l’Europe : elles auront épuisé la phase de la diplomatie pour entrer dans celle de la guerre défensive.

Quelles seront, dans ce moment solennel et peut-être prochain, les déterminations de la France ? L’appui qu’elle prête aujourd’hui à la politique anglaise, parce qu’il ne s’agit que de maintenir la paix générale, le continuera-t-elle lorsqu’il faudra entrer en guerre, payer de sa personne, verser ses trésors et son sang ? S’en séparera-t-elle, au contraire, pour s’unir à la Russie ? Embrassera-t-elle enfin le parti de la neutralité ? Telles sont les graves questions que nous allons essayer de résoudre.

Nous le répétons, la ruine de la Turquie ne saurait affecter au même degré ni de la même manière toutes les puissances de l’Occident. De cette différence dans leur position et leurs intérêts doivent résulter naturellement pour elles des rôles et des devoirs divers. C’est l’Europe prise dans ses intérêts les plus élevés, dans ses intérêts d’équilibre et d’indépendance, que la France représentera dans une crise d’Orient, tandis que l’Angleterre et l’Autriche auront tout d’abord à défendre leurs intérêts propres. Avant de se battre pour la cause générale, elles commenceront par garantir, l’une la sécurité de son territoire, l’autre celle de son commerce et de ses possessions dans l’Inde. Toutes leurs combinaisons politiques ou militaires seront calculées dans ce but, et c’est dans ce but aussi tout personnel, pour ainsi dire, que sans doute elles mettront en œuvre toutes les ressources de leur diplomatie pour nous émouvoir et nous entraîner. Certes, la défense de l’équilibre général et de l’indépendance de l’Occident est une grande et noble cause, et si la France avait complété sa puissance territoriale, si elle avait atteint, comme l’Autriche et l’An-