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DUPONT ET DURAND.

Où notre ventre à jeun pût compter sur nos dents.
Quels beaux croûtons de pain coupait la ménagère !

DURAND.

N’en parlons plus ; ce monde est un lieu de misère.
Sois franc, je t’en conjure, et dis-moi ton destin.
Que fis-tu tout d’abord loin du quartier latin ?

DUPONT.

Quand ?

DURAND.

Quand ? Lorsqu’à dix-neuf ans tu sortis du collège ?

DUPONT.

Ce que je fis ?

DURAND.

Ce que je fis ? Oui, parle.

DUPONT.

Ce que je fis ? Oui, parle. Eh ! mon ami ! qu’en sais-je !
J’ai fait ce que l’oiseau fait en quittant son nid,
Ce que put le hasard et ce que Dieu permit.

DURAND.

Mais encor ?

DUPONT.

Mais encor ? Rien du tout. J’ai flâné dans les rues ;
J’ai marché devant moi, libre, bayant aux grues,
Mal nourri, peu vêtu, couchant dans un grenier
Dont je déménageais dès qu’il fallait payer.
De taudis en taudis colportant ma misère,
Ruminant de Fourier le rêve humanitaire,
Empruntant çà et là le plus que je pouvais,
Dépensant un écu sitôt que je l’avais ;
Délayant de grands mots en phrases insipides ;
Sans chemise et sans bas, et les poches si vides
Qu’il n’est que mon esprit au monde d’aussi creux :
Tel je vécus, râpé, sycophante, envieux.

DURAND.

Je le sais ; quelquefois, de peur que tu ne meures,