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fausse modestie, le second avec sa modestie plus apparente et si délicatement exprimée. On reconnaît des chevriers, mais bien plus civilisés que ceux de la troisième églogue, moins primitifs eux-mêmes que ceux de Théocrite ; ils ont le savoir-vivre de la ville, la politesse obséquieuse d’hommes de lettres qui savent cacher sous l’apparence de la modestie et de la déférence leur vanité et leur jalousie.

Ailleurs Lycidas ne veut pas recevoir les excuses trop modestes de Mœris, et il y a là des échanges d’urbanité un peu citadine ; on retrouve ce caractère dans les détours délicats de Mœris qui ne veut point chanter parce que son maître est malheureux, et qui paie Lycidas en excuses, jusqu’à ce qu’il se soit tiré de l’embarras de dire la vraie raison. Enfin, il y a partout un parfum de civilisation et de courtoisie qui trahit ces beaux esprits déguisés en bergers. On trouverait un emblème de cette transformation de l’ancienne rusticité bucolique en une simplicité élégante, polie, coquette même dans la comparaison de la Cléariste de Théocrite et de la Galatée de Virgile.

Cléariste jette des pommes au chevrier lorsqu’il passe avec son troupeau, et elle l’agace avec un léger murmure de ses lèvres, ποππυλίασδει. Cléariste est une effrontée en comparaison de Galatée, dont l’invitation a quelque chose de plus modeste en apparence, je dis en apparence, car la pomme, gage amoureux dans l’antiquité, est une déclaration assez claire. Toutefois elle est trop discrète pour se permettre, comme Cléariste, le mouvement des lèvres. Le trait délicat que Virgile a ajouté à Théocrite me semble, au reste, avoir été inspiré par le poète grec. La bergère Galatée renouvelle le manége si agréablement prêté dans la sixième idylle à la nymphe du même nom. Pope, dans son églogue du Printemps, a ajouté à l’imitation de cette situation pastorale une assez mauvaise pointe, quand il dit : « Sylvie a traversé à pas précipités la vaste prairie ; elle court, mais de façon à pouvoir espérer d’être aperçue et me regarde en passant. Que son coup d’œil est peu d’accord avec ses pieds ! »

Il y a plus, et c’est en ceci que Virgile a surtout changé son modèle ; ses personnages sont quelquefois tout autres que leur rôle ne semblerait l’indiquer ; ce sont réellement des citadins, des connaissances, des amis de Virgile, Virgile lui-même. L’églogue devint une sorte de langue convenue pour exprimer, sous des couleurs rustiques, des idées d’une toute autre nature, littéraires, politiques, personnelles à l’auteur, ou d’un intérêt public. Cette transformation de l’églogue est le principal caractère des Bucoliques de Virgile. Elle