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MÉMOIRES DE LAFAYETTE.

temps, cette création précise de chaque évènement, auxquelles le vulgaire aime à croire comme aux sorciers. Les plus vils usurpateurs, et jusqu’à Robespierre, en ont eu momentanément le renom ; mais en se livrant à l’ambition « d’aller, » comme il disait lui-même à Lally, « toujours en avant, et le plus loin possible, » ce qui rappelle le mot de Cromwell, Bonaparte a réuni au plus haut degré quatre facultés essentielles : calculer, préparer, hasarder et attendre. Il a tiré le plus grand parti de circonstances singulièrement convenables pour ses moyens et ses vues, du dégoût général de la popularité, de la terreur des émotions civiles, de la prépondérance rendue à la force militaire, où il porte à la fois le génie qui dirige les troupes et le ton qui leur plaît ; enfin, de la situation des esprits et des partis qui laissait craindre aux uns la restauration des Bourbons, aux autres la liberté publique, à plusieurs l’influence des hommes qu’ils ont haïs ou persécutés, à presque tous un mouvement quelconque et l’obligation de se prononcer. Tout cela ne lui donnait, à la vérité, la préférence de personne, mais lui assurait, suivant l’expression de Mme de Staël, « les secondes voix de tout le monde. » Il a plus fait encore : il s’est emparé avec un art prodigieux des circonstances qui lui étaient contraires ; il a profité à son gré des anciens vices et des nouvelles passions de toutes les cours, de toutes les factions de l’Europe ; il s’est mêlé, par ses émissaires, à toutes les coalitions, à tous les complots dont la France ou lui-même pouvaient être l’objet ; au lieu de les divulguer ou de les arrêter, il a su les encourager, les faire aboutir utilement pour lui, hors de propos pour ses ennemis, les déjouant ainsi les uns par les autres, se faisant de toutes personnes et de toutes choses des instrumens et des moyens d’agrandissement ou de pouvoir.

« Bonaparte, mieux organisé pour le bonheur public et pour le sien, eût pu, avec moins de frais et plus de gloire, fixer les destinées du monde et se placer à la tête du genre humain. On doit plaindre l’ambition secondaire qu’il a eue, dans de telles circonstances, de régner arbitrairement sur l’Europe ; mais pour satisfaire cette manie géographiquement gigantesque et moralement mesquine, il a fallu gaspiller un immense emploi de forces intellectuelles et physiques, il a fallu appliquer tout le génie du machiavélisme à la dégradation des idées libérales et patriotiques, à l’avilissement des partis, des opinions et des personnes ; car celles qui se dévouent à son sort n’en sont que plus exposées à cette double conséquence de son système et de son caractère ; il a fallu joindre habilement l’éclat d’une brillante