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MÉMOIRES DE LAFAYETTE.

qu’il faut chercher la politique de Bonaparte. Elle n’a d’objet, comme on l’a dit, que la construction de lui-même ; mais le feu sombre et dévorant d’une ambition bouillante et néanmoins dirigée par de profonds calculs a dû produire de grandes conceptions, de grandes actions, et augmenter l’éclat et l’influence de la nation dont il a besoin pour commander au monde. Ce monde était d’ailleurs si pitoyablement gouverné qu’en se trouvant à la tête d’un mouvement révolutionnaire, dont les premières impulsions furent libérales et les déviations atroces, Bonaparte, dans sa marche triomphante, a nécessairement amené au dehors des innovations utiles, et en France des mesures réparatrices, au lieu de la démagogie féroce dont on avait craint le retour. Beaucoup de persécutions ont cessé, beaucoup d’autres ont été redressées ; la tranquillité intérieure a été rétablie sous les ruines de l’esprit de parti ; et si l’on suivait les derniers résultats de l’influence française en Europe, on verrait qu’il s’exerce continuellement une force de choses nouvelles qui, en dépit de la tendance personnelle du chef, rapproche les peuples vaincus des moyens d’une liberté future.

« Il est assez remarquable que ce puissant génie, maître de tant d’états, n’ait été pour rien dans les causes premières de leur rénovation. Étranger aux mutations de l’esprit public du dernier siècle, il me disait : « Les adversaires de la révolution n’ont rien à me reprocher ; je suis pour eux un Solon qui a fait fortune. »

« Cette fortune date du siége de Toulon ; le général Carteaux lui écrivait alors en style du temps : « À telle heure, six chevaux de poste ou la mort. » Il me racontait un jour comment des bandes de brigands déguenillés arrivaient de Paris dans des voitures dorées, pour former, disait-on, l’esprit public. Dénoncé lui-même avec sa famille, après le 9 thermidor, comme terroriste, il vint se plaindre de sa destitution ; mais Barras l’avait distingué à Toulon et l’employa au 13 vendémiaire. « Ah ! » disait-il à Junot en voyant passer ceux qu’il allait combattre, « si ces gaillards-là me mettaient à leur tête, comme je ferais sauter les représentans ! » Il épousa ensuite Mme de Beauharnais et eut le commandement d’Italie. Son armée devint l’appui des jacobins, en opposition aux troupes d’Allemagne qu’on appelait les Messieurs ; les campagnes à jamais célèbres de cette armée couvrirent de lauriers chaque échelon de la puissance du chef. On connaît son influence sur le 18 fructidor qui porta le dernier coup aux assemblées nationales ; Bonaparte n’en dit pas moins, à son retour, dans un discours d’apparat : « Que cette année commençait l’ère des