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mettre aux trousses du coureur, avant un quart d’heure cet homme sera à nous.

— Non seulement je te le permets, lui répondit Jean Gerves avec joie, mais encore je te promets un beau domaine dans l’île de Mull si tu le prends ou si tu le tues avant qu’il ait rejoint Mac-Neil.

— C’est bien, dit Mac-Gill. Et, rapide comme le chevreuil, il se mit à la poursuite de la sentinelle. Cet homme était déjà en vue de Grissipol quand Mac-Gill l’atteignit et se jeta entre lui et le bord d’un ruisseau profond qu’il allait traverser. Le fugitif, se voyant coupé, résolut de payer d’audace ; s’élançant bravement sur Mac-Gill, il le poussa rudement pour le jeter dans le ruisseau. Mais Mac-Gill, dont rien n’égalait la souplesse et l’agilité, faisant toujours face à son ennemi, sauta à reculons le ruisseau de Grissipol. Son adversaire voulut sauter comme lui ; mais, comme il arrivait sur l’autre bord, Mac-Gill le tua d’un coup de claymore et le jeta dans le torrent. Il revint ensuite trouver Jean Gerves, et celui-ci n’eut pas de peine à surprendre Mac-Neil, qu’il tua de sa main. La plus grande partie du clan de Mac-Neil périt avec lui, et, grâce aux jarrets de Mac-Gill, le vainqueur rentra dans ses domaines de Coll.

Au-delà du domaine de Mac-Gill, nous rencontrâmes un ruisseau que l’agile montagnard n’aurait certainement pas sauté à reculons. Il était enflé par la pluie du matin, et, pour le franchir, nous fûmes obligés, ne voulant pas nous mouiller les jambes, de faire un exercice de voltige assez périlleux, en nous plaçant debout sur la croupe de nos chevaux, que six pouces d’eau de plus eussent mis à flot. Nos montagnards attendirent pudiquement que nous fussions hors de vue pour traverser le ruisseau à la nage, ou, pour mieux dire, en marchant dans l’eau jusqu’aux épaules sur le lit de sable qui formait le fond du ruisseau, et portant leurs vêtemens sur leur tête. Dans l’hiver, l’absence d’un pont doit rendre cette partie de l’île impraticable. Tout à coup, tandis que nos hommes s’habillaient, les sons d’une cornemuse arrivèrent à nos oreilles, et nous fûmes surpris de nous trouver face à face avec un beau vieillard à barbe blanche, portant un costume national fort délabré, mais dans toute sa pureté classique : le plaid, le tartan, le phillabeg, les bas rayés de carreaux de couleur, et les brogues au lieu de brodequins. Les brogues sont une espèce de chaussure particulière aux îles ; on les fait avec deux cuirs de bœuf dont le poil est placé en dedans, et ils sont cousus avec du fil si lâche, qu’ils servent plutôt à défendre les pieds des cailloux que de l’humidité. Ce vieillard, d’une stature élevée, marchait fièrement, la toque en tête, et, quand il avait cessé de jouer de la cornemuse, il chantait des couplets en langue gallique. « C’est le senachi du pays (le barde), nous dirent nos compagnons, qui, dans ce moment, nous rejoignirent. Je ne comprenais pas un mot de ce qu’il chantait : un de nos guides s’offrit à nous le traduire. J’avais pris mes tablettes et un crayon, espérant recueillir quelque récit héroïque, quelque poème d’Ossian encore inédit ; je fus cruellement désappointé : c’était tout simplement le Pater noster en