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SOUVENIRS D’ÉCOSSE.

prit, beaucoup trop familier, qui prouvaient plutôt en faveur de la simplicité du narrateur qu’en faveur du bon naturel du Kelpie. Une fois le Kelpie, sortant d’un fourré de saules, était venu galoper au milieu d’une bande d’enfans qui jouaient au bord du lac. Le Kelpie s’était couché à leurs pieds, se laissant caresser comme un chien, hennissant de plaisir, leur présentant la croupe avec une docilité tout-à-fait engageante. L’un des enfans s’y était assis, puis un second, puis un troisième, puis enfin toute la bande ; car, à mesure qu’un nouveau cavalier se plaçait sur le dos du petit cheval, sa croupe s’alongeait de manière à faire place à ceux qui restaient. Un seul, plus timide ou mieux avisé que les autres, n’avait pas voulu s’y asseoir. Tout à coup le Kelpie se mit à hennir d’une manière bruyante et à caracoler, à la grande joie des enfans qui se pressaient sur son dos. Mais au même instant, prenant le galop, il s’était élancé en trois bonds du côté du lac, et il avait disparu sous les eaux avec sa proie. Une autre fois, dans la montagne, une procession traversant un petit lac gelé vit tout à coup la glace s’ouvrir sous ses pas, et deux cents personnes furent noyées. C’était encore le Kelpie qui, par passe-temps, avait brisé la glace avec sa croupe. Depuis on a appelé ce lac le lac des corps morts (loch-au-nan-corp). De ces récits et de beaucoup d’autres du même genre le montagnard tirait pour conclusion que le Kelpie était un être extrêmement respectable, et surtout qu’il fallait bien se garder de faire aucun mal au poney qui avait avalé ma poche, ce poney étant peut-être le Kelpie. Ses recommandations étaient bien inutiles, car l’agilité seule du petit animal lui assurait l’impunité.

Cependant le vent et la pluie avaient cessé ; nous remîmes la barque à flot, et, bravant les vagues encore agitées du lac, nous ne tardâmes pas à arriver à l’endroit où nous avions donné rendez-vous au chariot de Dalmally. Nous suivîmes ensuite une route taillée dans le roc, sur les flancs du Ben-Cruachan, dans la partie de la montagne où Robert Bruce défit, en 1308, l’armée des Macdougals de Lorn. Nous arrivâmes, à la nuit tombante, à Bunawe, sur le Loch-Etive. Bunawe est à la fois une pêcherie et une forge ; mais ce ne sont plus des harengs, comme à Inverary, ce sont des saumons qu’on prend abondamment dans le Loch-Etive. Les saumons sont attirés dans ce lac par les nombreuses chutes de l’Awe, qui verse le trop plein du Pool-Awe dans le Loch-Etive, au-dessus du Bunawe.

La tempête du matin nous avait dégoûtés de la navigation des lacs ; nous fûmes donc sourds aux magnifiques offres que nous faisait le patron d’une petite barque de nous conduire, en quelques heures, aux ruines du château de Dunstaffnage, et de là, au port d’Oban, sur la grande mer. Nous préférâmes la voie de terre, comme plus rapide et plus sûre, et nous n’eûmes pas tort ; car la matinée du lendemain fut encore extrêmement orageuse, et les aperçus du Loch-Etive, que nous eûmes plus d’une fois du fond de la calèche qui nous conduisait à Oban, furent assez significatifs pour ne nous laisser aucun regret. Ce fut bien pis encore quand, d’Oban, où nous étions arrivés après