Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 15.djvu/14

Cette page a été validée par deux contributeurs.
10
REVUE DES DEUX MONDES.

inégales, mais assez nobles toutes deux pour que l’une cachât sa supériorité et pour que l’autre l’acceptât. Mme Benoist, qui lisait sans doute dans ma pensée, se hâta de parler d’autre chose.

— Voici l’heure de l’assemblée populaire, me dit-elle ; j’y vais rarement, mais aujourd’hui mon mari ne pourra s’y rendre, et je crains que son absence ne soit remarquée : voulez-vous m’y conduire ?…

J’acceptai. Nous rencontrâmes sur le seuil du club un sans-culotte qui parlait avec beaucoup de chaleur au milieu d’un groupe de vagabonds ; Mme Benoist ne put retenir à son aspect un geste de dégoût.

— Vous voyez cet homme, me dit-elle, c’est un marquis ruiné qui s’est fait patriote et délateur pour rétablir sa fortune ; mais ses vices ont seulement changé de costume. Au fond, c’est toujours le grand seigneur d’autrefois, c’est-à-dire un oisif enté sur un escroc. Il courtisait la canaille habillée de soie, maintenant il courtise la canaille en haillons ; il bâtonnait ses créanciers, aujourd’hui il les dénonce. Soit ignorance, soit raillerie, il se fait appeler Caïus, et le nom lui convient. Tâchons de passer sans qu’il nous arrête.

Mais l’ex-marquis avait aperçu la citoyenne Benoist ; il s’avança vers elle avec une affectation de brusquerie populaire.

— Tu arrives bien tard, citoyenne, s’écria-t-il ; Carrier vient de partir. Il a cicéroné une heure contre les fédéralistes et les modérés ; j’aurais voulu que ton mari se fût trouvé là, ça aurait pu lui être utile.

Mme Benoist pâlit ; ses lèvres s’entr’ouvrirent pour répondre, mais elle se contenta de jeter à Caïus un regard méprisant et voulut passer.

— Eh bien ! quoi ? est-ce que ça te fâche ? reprit celui-ci ; j’ai voulu rire ; on sait bien que Benoist est un chaud patriote… Voyons… pas de rancune.

Il essaya de lui prendre la main, mais la jeune femme recula avec dégoût en lui disant :

— Laissez-moi.

— Excusez, s’écria Caïus, tu vouvoyes tes frères ; il paraît que l’égalité te vexe et que tu méprises les vrais sans-culottes. Prends garde, ma petite ; il ne faut pas être trop fière de ton bonnet à rubans, de peur que la nation ne confisque la tête qui est dedans.

Un long éclat de rire retentit à cette plaisanterie féroce ; Mme Benoist m’entraîna au club.

Au moment où nous entrâmes, le président achevait une lettre des collégiens de Rennes, qui proposaient de consacrer la valeur de leurs