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c’est-à-dire de l’Europe ; les universités modernes lui rappelaient la décrépitude byzantine, les Grecs n’avaient pas d’universités, ils avaient des philosophes universels comme Platon ; la multitude toujours croissante des dictionnaires, des journaux, des traductions, lui rappelait cette ancienne littérature d’extraits et de bibliothèques où les compilateurs, comme Photius, s’étaient substitués aux inventeurs. La révolution de Descartes était surtout l’objet de la haine de Vico. Cette méthode géométrique, qui repoussait l’autorité et l’étude des anciens, était pour lui du criticisme vandale, une résurrection de cette philosophie de Crisippe tant conspuée par Cicéron et Plutarque, de cette aridité stoïcienne qui, pour construire une infaillibilité géométrique, niait toutes les probabilités. Rien de plus triste que l’ambition de faire des mathématiques dans toutes les branches des connaissances humaines. La méthode géométrique est bonne pour rectifier, pour critiquer, pour détruire, mais elle réduit l’homme aux simples forces de sa raison ; elle brise les traditions, elle est incapable de créer, elle méconnaît l’éloquence, les arts, tout ce qui tient à l’induction, elle déroute les recherches à force de prêcher l’évidence ; et, en effet, disait Vico, qu’a-t-elle produit cette grande méthode ? Des règles, des préceptes, pas une découverte, pas un grand homme. Quelle philosophie est sortie de cette méthode qui ruine le passé ! Un pauvre axiome, cogito, ergo sum, c’est-à-dire la certitude qu’il y a des pensées : comme si l’on avait jamais douté du phénomène de la pensée ! La physique suffit pour constater ce phénomène ; mais la philosophie doit en chercher les causes. Or, la méthode de l’évidence géométrique ne peut pas atteindre les causalités, elle est nécessairement physique, elle a produit la philosophie d’Épicure, la philosophie de l’évidence matérielle ; avant Descartes, elle a bâti le monde avec de la matière et du mouvement, mais elle n’est jamais allée au-delà des phénomènes, elle n’a jamais su ce que sont la matière et le mouvement. Descartes, il est vrai, s’éloigne d’Épicure, il est spiritualiste, mais par des emprunts faits à Platon, et encore ces emprunts ne tiennent-ils pas à sa physique : témoin son embarras à réunir Dieu à la nature, l’ame au corps. Comment donc la philosophie pourra-t-elle franchir la sphère des phénomènes, et remonter à la cause première de la nature ? Par la géométrie, répondait Vico, d’après les traditions de la secte italique, ou plutôt d’après les doctrines de Leibnitz. La géométrie est une image de la création ; elle tire la ligne, la surface, le solide, tout un monde d’abstractions, du