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avait affaire à une espèce de corps aristocratique assez semblable à ce qu’eût été la féodalité du moyen-âge moins la royauté et le christianisme ; les membres de ce corps, bien loin de se croire solidaires, étaient sans cesse en guerre les uns avec les autres, et il n’y avait rien qui ressemblât à un gouvernement central avec lequel on pût traiter, ou même à une amphictyonnie grecque. Toutes les tentatives pacifiques ayant échoué contre ces obstacles, que pouvait-on faire, sinon employer la force ? Et, dans ces conjectures, la Russie ne peut-elle pas dire qu’en dernière analyse elle combat pour la civilisation contre la barbarie ; qu’elle veut rendre libres et sûrs des chemins où nul ne peut passer sans risquer sa liberté ou sa vie ; que son blocus de la côte d’Abasie n’empêche que la piraterie et le commerce des esclaves, ce qui est de toute vérité, puisque les montagnards n’ont guère d’autres articles lucratifs à exporter en Turquie ? Enfin, ne pourrait-elle pas répéter sur la traite des blancs toutes les phrases qui ont été faites à une autre époque en Angleterre sur la traite des noirs ? Personne n’ignore assurément qu’elle a d’autres vues encore et des vues moins désintéressées, en faisant dans le Caucase une si énorme dépense d’hommes et d’argent ; mais l’extinction complète de la piraterie et de la traite sur les côtes de la mer Noire n’en serait pas moins un résultat dont l’humanité devrait se féliciter, dût-il être acheté aux dépens des exportations anglaises en Asie. On peut dire encore que la Russie se contenterait probablement en Circassie d’une suzeraineté peu gênante et de la liberté des passages du Caucase ; que, si elle est fort persécutrice pour le catholicisme en Pologne, elle est au contraire fort tolérante pour le mahométisme ou l’idolâtrie, et en général pour les mœurs et les coutumes de ses sujets asiatiques ; que, dans tous les cas, les tribus caucasiennes n’auraient qu’à gagner en échangeant leur liberté sauvage contre la soumission à un gouvernement européen, quel qu’il fût, parce que son premier intérêt serait de les adoucir, de les éclairer, de les civiliser, de les rapprocher, si faire se pouvait, du christianisme, ou au moins des mœurs et des habitudes chrétiennes. Nous ajouterons enfin que la position de la Russie dans le Caucase est exactement celle de la France au pied de l’Atlas, et qu’on a parlé en Angleterre de nos envahissemens en Afrique, comme M. Spencer parle de ceux de la Russie en Asie ; nous ne serions même pas surpris que quelque gentleman se fût enthousiasmé pour les Bédouins et les Kabaïles, qui ont bien aussi apparemment quelques-unes de ces vertus qu’on trouve chez les peuples primitifs. Il en résulte que nous autres Français sommes un