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ÉTABLISSEMENS RUSSES DANS L’ASIE OCCIDENTALE.

que peut désirer un voyageur : c’est une création du comte Woronzof. La sûreté de son port et d’autres avantages qu’elle présente au commerce lui promettent une grande prospérité. »

C’était d’Yalta que devait partir l’expédition autour de la mer Noire, laquelle était entreprise par l’ordre exprès de l’empereur, et devait, par conséquent, se faire avec un grand appareil. Le comte Woronzof avait avec lui des généraux, des princes, les consuls de France et d’Angleterre, et même des dames de haut rang, sans parler des aides-de-camp, des médecins, des historiographes, des artistes, etc. Tout cela était embarqué sur un bateau à vapeur du gouvernement qu’escortaient une corvette et un cutter ; le contre-amiral Sonntag, Américain au service de Russie, commandait la petite escadre. Nous ne la suivrons ni à Caffa, l’ancienne Théodosie, ni à Kertch, autrefois Panticapée, résidence du fameux Mithridate, villes redevenues florissantes et animées, après un long abandon : nous avons hâte d’arriver à la Circassie. Ce fut peu de temps après avoir quitté le Bosphore cimmérien[1], qui joint la mer d’Azof à la mer Noire, que les voyageurs aperçurent les premières sommités du Caucase au pied desquelles s’élève la forteresse d’Anapa. Les hauteurs qui environnent la ville étaient couvertes d’hommes armés que la vue de la flottille russe semblait inquiéter, et qui, prenant sans doute les matelots et les passagers pour des soldats envoyés contre eux, paraissaient faire des dispositions pour repousser une attaque. Le gouverneur-général débarqua, accompagné de ses seuls compatriotes et laissant les étrangers à bord. On parlait de revers récens éprouvés par la garnison d’Anapa, d’un officier anglais commandant les Circassiens et donnant à leurs incursions une direction plus habile et plus dangereuse ; on ajoutait que le pays était inondé de copies d’une prétendue proclamation du roi d’Angleterre, appelant les habitans du Caucase à défendre leur patrie et leur promettant l’appui d’une flotte ; on disait encore que de nombreux exemplaires du Portfolio avaient été répandus parmi eux pour entretenir leur irritation. « Je fus aussi surpris que contrarié de ces nouvelles, dit M. Spencer ; je pensai que c’en était fait du plaisir de mon voyage, surtout quand je vis les manières froides de quelques-uns de mes amis russes, qui ne voulaient pas séparer l’individu de son pays. Il n’en fut pourtant pas ainsi du comte Woronzof : son bon sens et son discernement lui firent comprendre qu’on ne devait pas voir là l’action secrète ou avouée du

  1. Appelé aujourd’hui détroit de Taman ou d’Ieni-Kalé.