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seule mention du nom de son père à ses compatriotes suffirait pour me garantir de tout danger, en quelque endroit que je voyageasse. Trouvant des facilités si inattendues, je me déterminai d’autant plus aisément à abandonner le projet que j’avais de parcourir la Hongrie, et je me décidai à explorer les pays caucasiens, si la chose était possible. »

Mais, avant que M. Spencer eût fait ses arrangemens pour ce voyage, des Russes de ses amis l’engagèrent à visiter la Crimée, et il s’embarqua sur le bateau à vapeur d’Odessa. À peine arrivé dans cette ville, le comte Woronzof, gouverneur-général de la Russie méridionale, l’invita à l’accompagner dans une expédition le long des côtes de la mer Noire. C’était une précieuse occasion pour voir quelques-uns des établissemens russes du Caucase et pour avoir une première vue de la Circassie, prise du camp ennemi ; M. Spencer s’empressa d’en profiter. Le comte Woronzof ayant pris les devans, il alla le rejoindre en longeant la côte de Crimée, qui est appelée par ses admirateurs la Suisse russe, et dont les sites les plus pittoresques sont occupés par les châteaux des riches seigneurs moscovites ; il débarqua à Yalta, jolie petite ville placée entre la mer et un riant amphithéâtre de collines, où de belles maisons modernes s’élèvent au milieu des vignes, non loin d’un village tartare. « À en juger d’après la foule qui couvrait le rivage et qui se pressait aux balcons des maisons, dit M. Spencer, on eût dit que toute la population d’Yalta et des environs s’était rassemblée pour nous voir débarquer. La variété des costumes, l’élégant uniforme des officiers, les pompeuses livrées des domestiques, les vêtemens bizarres des Tartares n’ajoutaient pas peu à ce que le tableau avait de neuf et d’animé. Cette scène m’intéressait particulièrement comme témoignant du progrès qui se manifestait dans ces contrées reculées et long-temps abandonnées. C’était en vérité un beau tableau de civilisation, introduite pourtant par les hordes barbares du Nord ; et quand je le comparais avec l’état de dégradation des provinces turques que je venais de quitter, j’y voyais un frappant exemple de la différence entre la tendance du mahométisme et celle du christianisme : l’un arrête à sa source tout perfectionnement, laissant la société et ses institutions stationnaires pour des siècles ; l’autre, non-seulement purifie le fleuve de l’intelligence, mais le laisse libre de marcher en avant et d’apporter à chaque âge une plus grande masse de lumières que celle dont ont joui les âges précédens. Yalta, qui est une toute petite ville, a de bons hôtels, une poste aux lettres, une poste aux chevaux et toutes les commodités