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la méfiance secrète que Soranzo lui inspirait, il prit un terme moyen ; ce fut de lui conseiller de ne pas brusquer les choses et de ne pas presser le mariage.

Soranzo n’avait pas d’autre volonté à cet égard que celle de son médecin ; il l’écoutait avec la crédulité puérile et grossière d’un dévot qui demande des miracles à un prêtre. De même qu’il n’avait vu dans Giovanna qu’un instrument de fortune, il ne voyait dans Argiria qu’un moyen de recouvrer la santé. Mais l’espèce d’affection qu’il avait pour cette dernière était plus sincère ; on peut même dire que, son caractère et sa position donnés, il éprouvait un sentiment vrai pour elle. L’amour est le plus malléable de tous les sentimens humains ; il prend toutes les formes, il produit tous les effets imaginables, selon le terrain où il germe : les nuances sont innombrables, et les résultats aussi divers que les causes. Quelquefois il arrive qu’une ame juste et pure ne saurait s’élever jusqu’à la passion, tandis qu’une ame perverse s’y jette avec ardeur et se fait un besoin insatiable de la possession d’un être meilleur qu’elle, et dont elle ne comprend même pas la supériorité. Orio ressentait les mystérieuses influences de cette protection céleste répandue autour d’un être angélique. L’air qu’Argiria purifiait de son souffle était un nouvel élément où Orio croyait respirer le calme et l’espérance ; et puis, cette vie d’extase et de retraite avait fait cesser pour lui la vie de débauche, encore plus mortelle pour l’esprit que pour le corps. Elle lui avait créé mille soins délicats, mille voluptés chastes dont le libertin s’enivrait, comme le chasseur d’une eau pure ou d’un fruit savoureux, après les fatigues et les enivremens de la journée. Il se plaisait à voir ses désirs attisés par une longue attente : afin de les rendre plus vifs, il délaissait Naam, et concentrait toutes ses pensées de la nuit sur un seul objet. Il échauffait son cerveau de toutes les privations qu’un amour noble impose aux ames consciencieuses, mais qu’un calcul réfléchi lui suggérait dans son propre intérêt. Habitué à de rapides conquêtes, hardi jusqu’à l’insolence avec les femmes faciles, flatteur insinuant et menteur effronté avec les timides, il ne s’était jamais obstiné à la poursuite de celles qui pouvaient lui opposer une longue résistance : il les haïssait et feignait de les dédaigner. C’était donc la première fois de sa vie qu’il faisait vraiment la cour à une femme, et le respect qu’il s’imposait était un raffinement de volupté où son être, plongé tout entier, trouvait l’oubli de ses fautes et une sorte de sécurité magique, comme si l’auréole de pureté qui ceignait le front d’Argiria eût banni les esprits des ténèbres et combattu les malignes influences.