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qu’il lui avait fait, elle n’avait pas le courage de lui en témoigner du ressentiment, et finissait toujours par associer dans sa pensée le malheur de son frère mort et celui de l’homme qu’elle voyait condamné à d’éternels regrets. Puis elle se persuada qu’elle n’éprouvait pour Orio que la pitié qu’on devait à tous les êtres souffrans, et qu’il perdrait toute sa sympathie le jour où il cesserait de souffrir. Et en cela elle ne se trompait peut-être pas. Argiria n’agissait presque en rien comme les autres femmes ; là où les autres apportaient de la vanité ou du désir, elle n’apportait que du dévouement. Giovanna Morosini elle-même, malgré la noblesse et la pureté de son ame, n’avait pas échappé au sort commun, et avait, en quelque chose, sacrifié aux dieux du monde. Elle avait elle-même dit à Ezzelin que la réputation d’Orio n’avait pas été pour rien dans l’impression qu’il avait faite sur elle, et que sa force et sa beauté avaient fait presque tout le reste. C’était au point qu’elle avait préféré, avec la conscience du mal qui en devait résulter pour elle-même, à l’homme qu’elle savait bon, l’homme qu’elle voyait séduisant. Argiria obéissait à des sentimens tout opposés. Si Orio se fût montré à elle comme il s’était montré à Giovanna, jeune, beau, vaillant et débauché, joyeux et fier de ses défauts comme de ses triomphes, elle n’eût pas eu un regard ni une pensée pour lui. Ce qui lui plaisait à cette heure dans Soranzo, était justement ce qui le faisait descendre dans l’enthousiasme des autres femmes. Sa beauté diminuait en même temps que son caractère s’assombrissait davantage ; et c’était justement cette triste empreinte que le temps et la douleur mettaient sur lui qui la charmait sans qu’elle s’en doutât. Depuis que l’orgueil s’était effacé du front d’Orio, et que les fleurs de la santé et de la joie s’étaient fanées sur ses joues, son visage avait pris une expression plus grave, et gagné en douceur ce qu’il avait perdu en éclat ; de sorte que ce qui eût peut-être préservé Giovanna de la funeste passion qui la perdit fut justement ce qui y précipita Argiria. Elle arriva bientôt à ne plus vivre que par Orio, et résolut, avec son courage ordinaire, de se consacrer tout entière à le consoler, dût le monde jeter l’anathème sur elle pour l’espèce de parjure qu’elle commettrait.

Cependant Orio, désormais assuré de sa victoire, ne se hâtait pas d’en finir, et voulait jouir peu à peu de tous ses avantages avec le raffinement dun homme blasé, et qui tient d’autant plus à ménager son plaisir, qu’il lui en reste moins à connaître. Dans les premiers temps, la lutte difficile qu’il avait eu à soutenir avait tenu son imagination éveillée, et le forçait à vivre par la tête, de manière qu’ayant