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L’USCOQUE.

La Memmo vit cette passion avec inquiétude d’abord, et puis avec espoir, et bientôt avec joie ; car, n’y pouvant tenir, elle donna un second rendez-vous à Soranzo à l’insu de sa nièce, et le somma d’expliquer ses intentions ou de cesser ses muettes poursuites. Orio parla de mariage, disant que c’était le but de ses vœux, mais non de ses espérances. Il supplia Antonia d’intercéder pour lui. Argiria avait si bien gardé le secret de ses pensées, que la tante n’osa point donner d’espoir à Orio ; mais elle consentit à ce que l’amiral fît des démarches, et elles ne se firent point attendre.

Morosini, ayant reçu la confidence de la nouvelle passion de son neveu, approuva ses vues, l’encouragea à chercher dans l’amour d’une si noble fille un baume céleste pour ses ennuis, et alla trouver la Memmo, avec laquelle il eut une explication décisive. En voyant combien cet homme illustre et vénérable ajoutait foi à la grandeur d’ame de son fils adoptif, et combien il désirait que son alliance avec la famille Ezzelin effaçât tout reproche et tout ressentiment, elle eut peine à cacher sa joie. Jamais elle n’eût pu espérer un parti aussi avantageux pour Argiria. Argiria fut d’abord épouvantée des offres qui lui furent faites par l’amiral, épouvantée surtout du trouble et de la joie qu’elle en ressentit malgré elle. Elle fit toutes les objections que lui suggéra l’amour fraternel, refusa de se prononcer, mais consentit à recevoir les soins d’Orio.

Dans les commencemens, Argiria se montra froide et sévère pour Orio. Elle ne paraissait supporter sa présence que par égard pour sa tante. Cependant elle ne pouvait s’empêcher de nourrir pour ses souffrances et sa douleur un profond sentiment de compassion. En voyant cet homme si fort se plaindre chaque jour du poids de sa destinée, et succomber, pour ainsi dire, sous lui-même, la sœur d’Ezzelin sentait sa grande ame s’attendrir et sa force de haine diminuer de jour en jour. Si Orio eût employé avec elle la séduction et l’audace, elle fût restée insensible et implacable ; mais, en face de sa faiblesse et de son humiliation volontaire, elle se désarma peu à peu. Bientôt l’habitude qu’elle avait prise de compatir à ses peines se changea en un généreux besoin de le consoler. Sans qu’elle s’en doutât, la pitié la conduisait à l’amour. Elle se disait pourtant qu’elle ne pouvait aimer sans crime et sans honte l’homme qu’elle avait accusé de la mort de son frère, et qu’elle devait tout faire pour étouffer le nouveau sentiment qui s’élevait en elle. Mais, faible de sa grandeur même, elle se laissait détourner de ce qu’elle croyait son devoir par sa miséricorde. En retrouvant chaque jour Orio plus désolé et plus repentant du mal