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L’USCOQUE.

belle entre le bonheur et la mort de son amant, obtenir un rendez-vous, ou finir par le renvoi et le paiement des musiciens. La huitième symphonie était venue, et, dans le troisième couplet de la romance, le chanteur demandait au nom de l’amant une marque de pitié, un gage d’espoir, un mot ou un signe quelconque qui l’enhardît à se faire connaître. Au moment où la fière Argiria s’éloignait du balcon, d’où, abritée par la tendine, elle avait écouté la voix, madame Antonia, arracha lestement le bouquet que sa nièce avait au sein et le laissa tomber sur le guitariste, en disant d’une voix chevrotante qui ne pouvait à coup sûr pas compromettre la jeune fille : — Col piacere della zia ; Avec l’agrément de la tante.

Une vive curiosité de jeune fille l’emportant, chez Argiria, sur le pudique dépit que lui causait sa tante, elle revint précipitamment au balcon, et se penchant sur la rampe de marbre, elle souleva imperceptiblement le rideau de la tendine, juste assez pour voir le cavalier qui ramassait le bouquet. Le chanteur, qui était un musicien de profession, connaissant fort bien les usages, ne s’était pas permis d’y toucher. Il s’était contenté de dire à demi-voix : Signor ! et de reculer discrètement de deux pas en arrière, en ôtant sa toque, tandis que le signor ramassait le gage. En voyant cette grande taille un peu affaissée, mais toujours élégante et vraiment patricienne, se dessiner au clair de la lune, Argiria sentit une sueur froide humecter son front. Un nuage passa devant ses yeux ; ses genoux se dérobèrent sous elle ; elle n’eut que le temps de fuir le balcon et d’aller se jeter sur son lit, où elle commença à trembler de tous ses membres et à défaillir. La tante, fort peu effrayée, vint à elle, et lui adressa de doux reproches moqueurs sur cet excès de timidité virginale. — Ne riez pas, ma tante, dit Argiria d’une voix étouffée. Vous ne savez pas ce que vous avez fait ! Je suis presque sûre d’avoir reconnu ce dernier des hommes, cet assassin de mon frère, Orio Soranzo !

— Il n’aurait pas cette audace ! s’écria la signora Memmo en frémissant à son tour. Courez chercher le bouquet, s’écria-t-elle en s’adressant à la suivante favorite qui assistait à cette scène. Dites qu’on l’a laissé tomber par mégarde, que c’est vous… que c’est le page… qui l’a jeté pour faire une espièglerie… que je suis fort courroucée contre vous… Allez, Pascalina… courez…

Pascalina courut, mais ce fut en vain ; musiciens, amoureux et bouquet, tout avait disparu, et l’ombre incertaine des colonnades projetée par la lune jouait seule sur le pavé au gré des nuages capricieux.