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L’USCOQUE.

heures à l’église. Il était tellement persuadé qu’il dormirait deux heures, que le fait eut lieu. Le médecin s’applaudit d’avoir trouvé un de ces sujets précieux à l’observateur scientifique, auxquels il suffit d’allumer l’imagination pour que les effets désirés se produisent réellement. Il en conclut que le sang d’Orio était bien appauvri et son ame absolument vide d’idées et de sentimens. Le troisième jour il lui conseilla de songer à son plus important moyen de salut, à l’amour. Orio, se souvenant de la monstrueuse imprudence qu’il avait commise, se hasarda à dire qu’il avait aimé déjà, désirant bien que le médecin lui prouvât qu’il s’était trompé. C’est ce qu’il ne manqua pas de faire. Il lui représenta qu’il avait dû ressentir pour la signora Morosini une de ces passions violentes qui dévastent et laissent après elles une funeste lassitude. Il lui conseilla un amour paisible, tendre, ingénu, platonique même, conforme en tous points à celui que ressent un bachelier de dix-sept ans pour une fillette de quinze. Orio le promit. « C’est pitoyable ! dit le docteur en soi-même, sur l’escalier, et voilà ces riches et galans patriciens qui nous écrasent ! » Remarquez qu’on n’était pas loin du dix-huitième siècle ! le mot magnétisme n’était pas encore trouvé.

Orio, résolu à être amoureux de la première belle jeune fille qu’il rencontrerait à l’église, entre sur la pointe du pied dans la basilique, le cœur palpitant, non d’amour, mais de cette lâche superstition que son magnétiseur lui avait imposée. Il effleurait légèrement les voiles des vierges agenouillées et se penchait avec émotion pour voir leurs traits à la dérobée. Ô vieux Hussein ! ô vous tous, farouches Missolonghis ! vous eussiez pu venir à Venise dénoncer votre complice ; jamais, certes, vous n’eussiez pu reconnaître l’Uscoque dans cette occupation et dans cette attitude.

La première fille que lorgna Soranzo était laide, et, pour nous servir des paroles de J.-J. Rousseau, dans le récit de son entrée dans un couvent de filles, dont les chœurs l’avaient enthousiasmé, — la scène se passe précisément à Venise : — « La Sofia était louche, la Cattina était boiteuse, etc. »

La quatrième jeune fille qu’Orio regarda était voilée jusqu’au menton, mais au travers de son voile et de sa prière, elle vit fort bien le cavalier qui cherchait à la voir ; alors relevant la tête et retroussant son voile, elle lui montra un ovale pâle et sublime, un front de quinze ans, des lèvres que l’indignation fit trembler comme les feuilles d’une rose agitées par la brise, et qui laissèrent tomber ces paroles sévères : — Vous êtes bien hardi !