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moi-même je n’ai rien à dire contre l’avarice ; cependant je crains une trop forte réaction dans le saut de cet abîme. Dites-moi, avez-vous été quelquefois amoureux naïvement et sincèrement ?

— Jamais ! dit Orio, oubliant tout d’un coup, dans son désir d’être guéri, ce rôle de veuf au désespoir qui protégeait tout le mystère de sa vie.

— Eh bien ! dit le médecin, qui ne fut nullement surpris de cette réponse, car il voyait déjà plus avant que la foule dans l’ame sèche et cupide de Soranzo, soyez amoureux ; vous commencerez par ne pas l’être et par faire comme si vous l’étiez ; puis, vous vous figurerez que vous l’êtes, et enfin vous le serez. Croyez-moi, les choses se passent ainsi en vertu de lois physiologiques que je vous expliquerai quand vous voudrez.

Orio voulut connaître ces lois. Le docteur lui fit une dissertation amèrement spirituelle, que le patricien ignorant et préoccupé prit au sérieux. Orio se persuada tout ce que voulut son médecin, et celui-ci le quitta frappé, pour la centième fois de sa vie, de la faiblesse d’esprit et de l’horreur de la mort que les débauchés cachent sous les dehors et les habitudes d’un mépris insensé de la vie.

Dès le jour même, Orio, roulant dans sa tête les projets les plus déraisonnables et les espérances les plus puériles, se rendit à Saint-Marc à l’heure de la bénédiction. En lui promettant la santé par des moyens aussi simples, en flattant sa vanité par l’éloge de son énergie, le docteur avait prononcé des mots magiques. Soranzo espérait dormir la nuit suivante.

Il écouta les chants sacrés ; il examina avec intérêt les pompes religieuses ; il admira l’intérieur de la basilique ; il s’attacha à n’avoir aucun souvenir du passé, aucune pensée du dehors. Pendant une heure il réussit à vivre tout entier dans l’heure présente. C’était beaucoup pour lui. La nuit n’en fut guère moins affreuse ; mais le matin approchait.

Il se fit une sorte de fête de retourner à Saint-Marc, et comme les gens en proie aux maladies nerveuses sont quelquefois soulagés d’avance par la confiance qu’ils ont en de certains breuvages, il lui arriva de se trouver bien heureux d’avoir en vue, pour la première fois depuis si long-temps, une occupation agréable, et cette idée le fit dormir tranquillement une heure. Le médecin vint, et s’étant fait rendre compte du résultat de son ordonnance, il dit : « Vous passerez deux heures aujourd’hui à Saint-Marc, et la nuit prochaine vous dormirez deux heures. » Soranzo le prit au mot, et passa deux