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L’USCOQUE.

des autres, qui était la base de ses idées, ne pouvait pas le conduire à l’estime de soi, puisqu’il avait voulu établir cette propre estime sur celle d’autrui, toujours prête à lui manquer. Il tournait donc dans un cercle vicieux, se frottant les mains d’avoir fait des dupes, et tout aussitôt pâlissant de rencontrer des accusateurs.

C’était cette peur d’être découvert qui, détruisant pour lui toute sécurité, empoisonnant toute jouissance, produisait en lui le même effet que le remords. Le remords suppose toujours un état d’honnêteté antérieur au crime. Orio, n’ayant jamais eu aucun principe de justice, ne connaissait pas le repentir ; n’ayant jamais connu d’affection véritable, il n’avait pas davantage de regrets. Mais, ayant des passions effrénées et des besoins énormes, il voyait que ses jouissances n’étaient point assurées, puisqu’un seul fil rompu dans toute sa trame pouvait emporter le filet où il enveloppait le monde. Alors il voyait cette foule qu’il avait tant haïe, tant écrasée de son opulence, tant accablée de ses mépris, tant persiflée, tant jouée, tant volée, secouer le charme jeté sur elle, relever la tête, et se dressant autour de lui comme une hydre, lui rendre dommage pour dommage, mépris pour mépris. Il n’était pas dans Venise une seule famille de commerçans que l’Uscoque n’eût privée d’un de ses membres ou d’une part petite ou grande de ses biens. C’était merveille de voir tous ces ressentimens et tous ces désespoirs qui n’osaient s’en prendre à la nonchalance du gouverneur de San-Silvio, et qui, soit considération pour le fils adoptif du Peloponesiaco, soit respect pour les brillans faits d’armes accomplis par lui avant et après sa faute, soit crainte de cette influence qu’assurent toujours les richesses, étouffaient leurs murmures et gardaient un silence prudent. Mais quel serait l’orage, si jamais la vérité triomphait ! À cette idée, un cauchemar terrible s’emparait du coupable. Il voyait le peuple en masse s’armer, pour le lapider, des têtes que son cimeterre avait abattues ; des mères furieuses l’écrasaient sous les cadavres sanglans de leurs enfans ; des mains avides déchiraient ses flancs et fouillaient dans ses entrailles pour y chercher les trésors qu’il avait dévorés. Alors toutes ses victimes sortaient vivantes du sépulcre, et dansaient autour de lui avec des rires affreux. « Tu n’es qu’un menteur et un apostat, lui criait Frémio ; c’est moi qui vais hériter de tes biens et de ta gloire. — Tu es un scélérat de bas étage, un apprenti grossier, disaient Léontio et Mezzani ; ton poison est impuissant, et nous vivons pour te condamner et te torturer de nos propres mains. » Giovanna paraissait à son tour, et lui rendant son poignard émoussé : « Votre bras, lui disait-elle, ne